Le Coffret Mono : un
piège à vieux ?
La discographie des Beatles a été éditée en CD dès 1987, mais dans
d’assez mauvaises conditions. Un son pauvre, aplati, mat, métallique, sans
éclat, sans poli, sans relief, sans pittoresque, sans horizon. Un son clinique
et aseptisé comme un hôpital. Or nous nous sommes toujours méfiés des toubibs,
sauf du « Doctor Robert » malgré ses étranges prescriptions. Une sono de car de
tourisme. Or nous n’avons jamais aimé ni les excursions, ni les voyages
organisés, à part « The Magical Mystery Tour », ses paysages vallonnés, sa colline avec son fou, sa
« Blue Jay Way ». Un son triste et moche comme une caserne. Or nous
avons toujours détesté les militaires, excepté le « Sgt. Pepper »…
Au début, les gens se sont précipités : ils allaient enfin pouvoir
écouter les Beatles dans des conditions optimales, sans avoir à subir les
craquements qui défiguraient les anciens formats. Les antiques LP (vinyles)
semblèrent soudain désuets, d’autant plus que les platines et les
tourne-disques avaient pris eux aussi un sacré coup de vieux. C’était du matériel
déjà suranné, quasi obsolète. La vitesse des 33 tours n’était pas toujours
respectée. Souvent les disques tournaient à vingt-neuf, trente ou trente-et-un
tours minutes à cause de l’usure du système de rotation. On avait acheté un bon
électrophone ou une petite chaîne au moment de l’invasion de la stéréo, en
1967, et le matos s’était essoufflé. Il accusait ses vingt ans d’âge. Les
saphirs et les diamants s’étaient usés. Les bras, trop lourds, semblaient de
vraies charrues qui écrasaient les vieilles galettes obscures, creusaient à
chaque fois un peu plus les sillons. Ceux-ci s’étaient encrassés de mille
bruissements, craquements, cliquetis, grattements, fêlures, rayures. Certains
pressages étaient si abîmés qu’on ne les gardait qu’à cause de la pochette.
C’est bien simple : on n’avait plus une collection de disques, ils étaient
inaudibles. On gardait juste des reliques, on possédait une collection
d’images, que l’on trimbalait pieusement, de déménagement en déménagement, avec
les vieux Pilote,
les Charlie,
les Starfix,
les Ecran
fantastique, dont il fallut bien un jour se séparer.
On acheta un lecteur laser. Il fallait qu’un son plus pur abreuve nos
sillons. Un son lifté. On préféra définitivement les CD aux LP. On se
débarrassa à la va-vite des vieux microsillons que l’on avait tant chéris. On
en oublia jusqu’au nom : on les appela des « vinyles »… On les revendit à la sauvette à des aigrefins dans
de petites échoppes confidentielles, « rue des boutiques obscures »,
ou sur les marchés en plein vent. Les marchands les examinaient sous toutes les
coutures. Tout en les dépréciant, ils les scrutaient minutieusement, avec des
yeux de maquignons ou de lapidaires. Ces disques n’étaient jamais assez bien
pour eux. Les pochettes avaient été tagguées, l’état n’en était jamais mint. C’était leur terme pour dire la
perfection.… Ces LP, les plus précieux, on les garda comme des reliques. Mais
ils nous encombraient. On les relégua au grenier avec les jouets cassés,
les chaises bancales, les services dépareillés, les matelas tachés et les vieux
instruments de l’orchestre du Sgt. Pepper.
Bientôt, cependant, il fallut déchanter. Le son de certains CD n’était
pas si génial qu’on l’avait prétendu. Certains pressages étaient même
franchement mauvais. On aurait dit de simples repiquages de trente-trois tours.
On se moquait du monde, à la fin ! Il fallait revenir à la matrice
originelle : ultime régression…
Les nouveaux CD avaient quelque chose de mesquin. Si le son était net,
il était loin d’être satisfaisant. Il paraissait riquiqui, étriqué, comme un
vieux jean passé à la machine, à mille lieues des souvenirs que l’on gardait
des premiers 45 tours, dont le son était si chaleureux, si réconfortant,
tellement ensoleillé, « I’ll Follow The Sun », « Good Day Sunshine », « Here Comes The Sun », « Here comes the Sun King », « When the sun shines they slip into the shade,
when the sun shines down »…
Un piège à vieux ?
Il aura fallu attendre vingt-deux ans (1987-2009) pour que le catalogue
des Beatles soit enfin réédité, gravé dans de bonnes conditions, remasterisé
sans être siliconé. Mais les prix des coffrets ont fait peur. De nombreux
amateurs ont dû se contenter de rééditions d’albums individuels, ne pouvant
investir dans les coffrets. Ils ont dû travailler comme des ânes pour économiser.
Bref, ils ont fait l’âne pour avoir du son.
Je me suis acheté le coffret mono en espérant secrètement que c’était un
Elixir de Jouvence, mais à 239 euros, ça fait cher le nectar… Par moments, au
casque, je supporte de moins en moins la voix de Lennon. Elle semble trop
nasillarde. La voix de ce bon vieux John me pose problème. Elle me paraît
parfois inaudible alors que c’était une de mes voix préférées quand j’étais
jeune. C’était même mon chanteur favori. C’est l’écoute au casque qui l’écrase
et la nasalise. Elle passe bien mieux sur les baffles. Lennon a l’air de
souffrir d’une laryngite aigue sur « There’s A Place », et il force sa voix sur plein d’autres. Qu’on se le
dise : ces rééditions ne sont pas faites pour être écoutées au casque. Ou
alors il faut que je change de casque…
Alors qu’est-ce qui m’a fait craquer ? Pourquoi ai-je succombé à la
tentation ? L'autre jour, j'ai entendu chez un disquaire « Helter
Skelter »
et « Long, Long, Long » avec un son incroyable, à tomber... Figé sur place,
tétanisé que j’étais. Ma femme me dit que ce sont des pièges à vieux...
Je suis tombé sur quelques perles, « Martha My Dear »,
« Tomorrow Never Knows », « And Your Bird Can Sing ».
Ce ne sont pas toujours
celles que l’on attend qui brillent de mille feux. J’espérais beaucoup
d’ « Eleanor Rigby ». J’ai été déçu. La restitution n’a pas la magie qu’on
pouvait escompter. Ces remasterisations mono s’adressent-elles aux monomanes,
aux seuls spécialistes ? Une revue en détail nous le dira.
Please Please Me
« I Saw Her Standing There » retrouve un vrai son pionnier, tel qu’on pouvait
l’entendre sur les juke box d’autrefois, ceux du Siècle infernal et de la Foire du Trône. En revanche,
les voix sont loin d’être extraordinaires sur « Misery ». Quand on l’écoutait en 45 tours, on n’était pas si
difficile. « Ask Me Why » semble émouvant, mais je ne ressens plus
l’enchantement que cette chanson me procurait. Le « Love Me Do » de l’album paraît meilleur que celui des Mono
Masters. Ce n’est pas la même version. L’ « original single
version »
figure sur les Masters. « P.S. I Love You » semble toujours la meilleure, la plus au point de
leur premier répertoire. Un post-scriptum en forme de déclaration :
l’essentiel est dit à la fin de la lettre, l’amoureux se lâche enfin.
« Baby It’s You », c’est une de leurs plus belles reprises
(David-Williams-Bacharach). On
s’y moque du qu’en-dira-t-on. « It doesn’t matter what they say ».
« Peu
importe ce qu’ils dissent »… Un peu trop d’écho sur les voix de « A Taste Of Honey » (écrite par Scott et Marlow) rend le chant
emphatique.
With The Beatles
« All I’ve Got To Do » prend toute sa dimension,
confidentielle et sentimentale. Les
cordes nylon de la guitare classique sur « Till There Was You » nous surprennent. La voix de Ringo est plus ou moins
juste sur « I Wanna Be Your Man ». Heureusement que ses amis viennent l’aider au
refrain… La basse sur « Devil In Her Heart » en impose. Lennon chante remarquablement bien sur
« Not A Second Time ». L’accompagnement est sobre, parfait.
A Hard Day’s Night (1964)
On remarque la netteté du solo de « A Hard Day’s Night ». Même les hésitations du chant sont touchantes sur
« Things We Said Today ». « I’ll Be Back » ne sonne pas toujours juste, hélas.
Beatles For Sale
Sur « Baby’s Black » le son semble écrasé. En revanche, le travail sur le
son magnifie « I’ll Follow The Sun », peut-être l’une des plus belles chansons de
McCartney. Tant pis si certains la jugent sévèrement un peu mièvre. Elle ne
l’est pas. Elle est juste douce et réussie.
L’orgue sur « Mister Moonlight » est une curiosité. « Eight Days A Week » sonne plein d’entrain, avec ses claquements de mains,
son rythme alerte. « Words Of Love » reste toujours aussi optimiste. Sur « Every
Little Thing », on retrouve à l’identique le son des vinyles 180 grammes , les plus
lourds qu’il y ait eu sur le marché. Ils offraient une qualité d’écoute
exceptionnelle. On n’avait pas entendu le solo de « I Don’t Want To Spoil
The Party » avec autant de clarté depuis longtemps. Quand
j'écoute « Everybody’s Trying To Be My Baby », je revois mon frère s’escrimer à en apprendre les
accords, à en recopier le solo à l’identique. Là encore, la restitution est
parfaite. Beatles For Sale en sort
grandi. Ça me rappelle les vacances à la villa « Coréopsis »... Enfin, bref…
Help ! (1965)
La batterie est beaucoup plus présente sur « You’re Gonna To Lose
That Girl ». La version stéréo de l’album figure ici en
complément, mais elle n’apporte rien de plus.
Rubber Soul (1965)
« Nowhere Man » peut sembler affecté. Une fausse note de Lennon sur « Take
your time ». Les remasterisations mettent aussi en valeur ce
genre d’erreur.
« Nowhere Man » passe pour un jeu de mots sur « Norwegian
man »/« Norway ». D’ailleurs,« Norwegian Wood » ne figure qu’à quelques encablures… « Thank For
Yourself »
est remarquable. Les chansons de George se sont bonifiées. Une basse magistrale
sur « If I Needed Someone ». Macca savait magnifier les chansons de George
Harrison.
Revolver (1966)
Sur « Yellow Submarine », peuplé de bruits de machines, « Sky of
blue and sea of green » semble une construction désuète, obsolète, qui donne
un aspect anachronique au vieux sous-marin. « Le bleu du ciel et le
vert de la mer » n’est pas une traduction suffisante. « Le
firmament bleu et l’onde verte » me paraîtrait meilleure. Il faut sûrement avoir
recours à ce subterfuge, le vocabulaire classique, pour rendre la construction
archaïsante qu’utilisent les Beatles, influencés par Donovan. « Yellow
Submarine » semble alors un prototype de ce que l’on a appelé par
la suite le steampunk, design
industriel et inspiration victorienne…
On retrouve le son sale de « She Said, She Said » que la stéréo avait clarifiée mais un peu dénaturée.
« And Your Bird Can Sing » a l’air amélioré, là où l’on ne distinguait
auparavant qu’une vague bouillie sonore. Les Beatles y inventent le Mur de
Guitares. « Tomorrow Never Knows » : on ne l’avait jamais entendu ainsi. On n’avait
eu droit qu’à un brouillon. Là, on a enfin une vraie chanson psyché. C’est pour
l’instant le titre sur lequel le son me semble avoir été le plus retravaillé.
Ce n’est plus du tout le même mixage.
Sgt. Peppers Lonely Hearts Club Band (1967)
« She’s Leaving Home » semble plus rapide sur le mix mono et on entend mieux
la seconde voix (mais qui la fait ? John ou George ?). Les tablas passent au premier plan sur
« Within You Without You ». Le son en est modernisé. C’était une chanson que l’on
sautait souvent quand on écoutait Sgt.
Pepper. Trop exotique, elle se fondait mal dans l’ensemble, et paraissait
une concession faite à George, à ses goûts excentriques, un peu trop exotiques…
Seules les paroles nous en semblaient mystérieuses, pleines d’une sagesse
ancienne, séculaire. « We
were talking about the space between us all/And the people who hide themselves
behind the wall of illusion ».
A la fin de « A Day In The Life », on entend des bruits bizarres que l’on n’avait pas
sur la version française en 1967, une sorte de comptine. Même si ce vers n’a
rien à voir avec la mort de Marc Bolan qui surviendra dix ans plus tard,
« He blew his mind out in a car » a l’air de préfigurer l’accident fatal. Le mix stéréo
a la réputation d’être mauvais mais nous ne l’avons jamais entendu. George
Martin a toujours recommandé le mix mono.
Magical Mystery Tour
Sur le morceau « Magical Mystery Tour », une basse bien ronde. « Baby You’re a Rich
Man »
semble bien meilleur en mono qu’en stéréo. L’arrangement en est plus sobre,
dépouillé. Ce n’est pas du tout le même mixage. De même, « All You Need Is
Love »
paraît plus authentique, même si la version stéréo est loin d’être désagréable.
The Beatles (Double
album blanc), 1968
J’ai été enchanté par le second CD du double album blanc. Le travail sur
le son m’a semblé considérable alors qu’il m’avait paru discret sur
d’autres albums : parfois efficace, souvent sans qu’on retienne des
différences majeures, un son juste éclairci, élagué, comme on le dirait d’un
sous-bois. Mais le Double Album blanc, quelle merveille ! C’est la
première fois qu’on entend ces chansons en mono (l’album n’était sorti en
France qu’en stéréo). On en redécouvre certaines sous de nouveaux angles,
insoupçonnés. « Back in USSR » fait une entrée fracassante. « Glass Onion » y gagne en densité, en intensité. Les Beatles ont
besoin de ce son compact. « Obladi Oblada » a plus de punch. La chanson la plus décriée de leur
répertoire y prend un relief étonnant, une cohérence que l’on ignorait. En revanche, « The Continuing Story Of Bungalow
Bill » a tout d’une pochade, d’un simple intermède. Pardon, je sais bien que certains se sont fait étriper
ou lyncher pour moins que ça, il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à dire
(surtout sur certains forums consacrés aux Fab
Four…), mais il semble que « While My Guitar Gently Weeps » sonne parfois un peu faux. « While My Guitar
Gently Weeps » est une chanson géniale mais déconcertante : toujours
sur la corde raide ou sur la ligne blanche, à la limite de l’erreur.
En revanche, la basse et la guitare sur « Happiness Is A Warm
Gun »,
on ne les avait jamais entendus avec une telle netteté, une telle précision.
« Martha My Dear » a retrouvé un son cristallin : la nouvelle
mouture a l’air quasi parfait. La guitare sonne bien sur « Rocky
Racoon ».
« Julia », malgré son immense mélancolie, est puissante et
capiteuse comme certains chocolats.
« Birthday » reprend et exploite la formule de « Day
Tripper »
: un riff bien construit, mais avec plus d’entrain. La basse envahit
« Birthday », là où avant on entendait avant tout une gratte
électrique. « Helter Skelter » est méconnaissable en mono. C’est un tout autre
mixage. « Long, Long, Long » complètement alangui, semble moins démarqué du
« Go Now » des Moody Blues que sur la version stéréo. Le son de
« Revolution » est fabuleux. Tout est parfaitement en place. En
revanche, la voix de Ringo Starr sur « Goodnight » a perdu sa magie. « Honey Pie », c’est l’histoire d’une ouvrière. Elle devient une
légende du grand écran (silver screen). McCartney a toujours été attiré
par les chansons des années 30 et des forties. Sans être démarquées,
« Till There Was You », « For No One », « When I’m Sixty Four » ou encore « Honey Pie » relèvent de cette mouvance. La voix de Lennon
chevrote légèrement sur « Cry, Baby, Cry » à la semblance de Marc Bolan et de Donovan, mais le
tremblement est nettement moins accentué. Le chevrotement, c’était l’une des
tendances de l’époque… Je n’ai pas eu le courage de réécouter « Revolution
# 9 »,
pochade bruitiste, déconcertante.
Mono Masters Disc One
« From Me To You » sonne très compact, mais je garde un meilleur
souvenir du 45 tours français. Il y avait aussi le problème de l’enchaînement
des titres. « Ask Me Why » suivait « From Me To You », et cette paire semblait parfaite. A présent, les
deux titres figurent sur deux albums différents, et ça fait un peu pitié. Un
jour, on rééditera les « super 45 tours quatre titres » : ce format paraissait convenir autant aux
Beatles que les 33 tours.
« Bad Boy », on ne l’avait jamais entendu ainsi. « I’m
Down »
paraît moins brouillon.
Mono Masters Disc Two
On a rajouté les quatre morceaux inédits de la B.O. de Yellow Submarine sur les Past
Masters 2, rebaptisés Mono Masters
pour l’occasion. En revanche, ont disparu corps et biens « The Ballad Of
John And Yoko » et d’autres, « Old
Brown Shoe » et « Let It Be ». On en ôte, on en rajoute… On avait quinze titres, on en a seize.
« Rain » gagne en netteté. Ce n’était peut-être pas
souhaitable. On dirait du Oasis…Tout le répertoire des frères Gallagher paraît
sorti de cette chanson. Mais depuis, Oasis s’est perdu dans le désert.
Le piano sur « Lady Madonna » est un régal… « The Inner Light » semble beaucoup moins énervante, malgré son
hindouisme affiché. Même si ce n’est pas en stéréo, les instruments (le
vibraphone, en particulier) prennent un relief considérable sur « Don’t
Let Me Down ». « Hey Jude » est remarquable d’un bout à l’autre. C’est peut-être
leur chef-d’œuvre.
Inutile de chercher Abbey Road
et l’album Let It Be dans ce coffret
mono, vous ne les trouverez pas. Ces albums-là n’existent qu’en stéréo. Nous
n’en parlerons donc pas ici. « The
Long and Winding Road »
anticipe la dark
and desert highway de l’ « Hotel California »
des Eagles.
A qui s’adresse donc ce coffret ? Avant tout aux esthètes, aux
mélomanes. A ceux qui cherchent à écouter les Beatles dans les meilleures
conditions possibles. Bref, à ceux qui ont le goût difficile ? « Ne
soyons pas si délicats / Les plus accommodants, ce sont les plus
habiles »
affirmait le bon fabuliste. Mais en matière de son, peut-on être
« accommodant » ?… Qui voudrait encore écouter les Beatles dans
la gravure de 1987 ?
Alors, ce coffret mono, un piège à vieux ? Non, un lifting réussi. « Take a sad song and
make it better »…
(la suite de ce très long chapitre dans Old Wave, cold wave, 962 pages au camion blanc).
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