Changement d’ère
L’avènement des Beatles
En 1956, les gros animaux disparurent des villes. Finies les voitures à
cheval. Terminés, les maraîchers avec leurs bêtes, les marchands de peaux de
lapins. Tout s’urbanisa très vite. On parla de « modernité ». La machine à laver apparut. Les lavoirs furent
délaissés. Mais il y eut peut-être un changement de mentalité encore plus
important, sept ans plus tard, avec l’apparition des Beatles…
En 1961, on avait eu Les Chats Sauvages. « Twist à
Saint-Tropez »… Cette chanson leur collait à la peau. Ils ne
l’avaient pourtant jamais interprétée sur scène.
Dick Rivers avait un costume gris bleu, avec des reflets métalliques,
genre employé de banque. Ils étaient passés à la mairie de Niort, pour un gala
quelconque. Ils avaient dû jouer dans la grande salle de réception. Ils
sillonnaient la France
dans tous les sens, ils étaient très demandés. C’était le père d’un copain,
Jean-Louis L***, qui avait réglé la sono, les éclairages. Jean-Louis avait
entr’aperçu le spectacle, d’un œil distrait et distant. Il ne se rendait pas
compte de la chance insolente qu’il avait eue. Il avait approché les Chats
Sauvages, et ne s’en était même pas aperçu… Il en parlait même avec un léger
mépris, un petit dégoût. Il n’appréciait qu’Anouilh, Marcel Achard, des valeurs
sûres, de vieilles lunes, reconnues dans les journaux, de la littérature pour
octogénaires.
En 1961, j’avais dix ans. « John », des Chats, je le mettais bien au-dessus d’Hank
Marvin, et bien au-dessus du type des « Spotnicks », des Scandinaves au look de cosmonautes, dont
l’« Orange Blossom Special » avait été trafiqué, accéléré artificiellement dans
quelque studio danois, ou suédois. Mais ça ne trompait personne. Avec mon
frère, ce « John », on le prenait pour un Américain, pseudo oblige (John
Rob ?).
Ils avaient un truc, les Chats, qui s’appelait « Oh,
Lady ! ». C’est là-dessus que Michel Polnareff a plus ou moins
pompé son « Love Me Please Love Me », mâtiné également de « Georgia On My Mind », qu’interprétait Ray Charles.
Les Chats sauvages, j’adorais aussi leur dénonciation du maquillage.
« Tu Peins Ton Visage » annonce le Frank Alamo de « Ma Biche », sur le même thème. C’était drôle, ce français
correct sur « Tu peins ton visage ». On avait l’impression que leur parolier était bien
plus vieux qu’eux.
Mais vers 1962, ce fut déjà le déclin. Un blondinet, avait remplacé Dick
Rivers. Les Chats étaient devenus domestiques, avaient perdu toute sauvagerie.
On regrettait les chuintements. Leur nouvelle voix était trop lisse. Comme un
petit paradis perdu, un goût de cendres dans la bouche, la fin d’une époque. Je
crois que j’étais déjà terriblement nostalgique ! Et puis ce nouveau
chanteur, il chantait à moitié faux, des trucs sentimentaux, des clichés
insipides… « Sur la plage abandonnée… derniers baisers… ».
Quant à Dick Rivers, sa carrière solo ne présenta guère d’intérêt avant
1964. Il fallut se rabattre sur d’autres groupes, réécouter les Chaussettes,
subir les Shadows que mon frère admirait tant. Pas évident ! Tout cela
stagnait. L’apparition des yéyés n’arrangeait rien.
C’est à ce moment-là que surgirent les Beatles, comme un de ces
raz-de-marée, qui vous bouleverse, vous surprend sur une plage au crépuscule,
alors que l’on n’a entendu qu’un vague cri de mouette.
Les Beatles étaient magiques. A eux quatre, ils résument les années 60.
Comment se fait-il qu’ils aient gardé un tel prestige, qu’on y revienne sans
cesse ? Bien sûr, on aime les Stones, les Kinks, les Who, on les adore
même. Mais ce n’est pas pareil. Il n’y a pas cette complicité, cette alchimie.
Le choc que ce fut, la première fois que je les ai entendus !… On
avait un petit électrophone sur lequel on écoutait les Shadows, les Chats, les
Chaussettes, les Fantômes, les Aiglons. Et puis, un jour, mon frère rapporta un
super « 45 tours quatre titres », en s’écriant : « C’est un nouveau groupe
anglais. Tu vas voir, c’est génial. Je l’ai écouté, je n’en suis pas revenu.
Ils sont n°1 en Angleterre. C’est très différent des Shadows… Rien à voir avec
Cliff Richard. Ce ne sont pas des instrumentaux. C’est chanté ».
La pochette était bizarre. C'étaient quatre types roux. Ils avaient
l'air narquois, amusés, moqueurs. Ils paraissaient avoir « des mœurs » (comme on disait à l’époque !). Bref, ils
faisaient « anglais ». On écouta. Ce n'était pas mal du tout. Mais pas la grande claque. « From Me To You ».
« Ask Me Why ». « Please Please Me ».
Seul point faible, « I Saw Her Standing There », qui ressemblait trop aux rocks classiques qu'on
entendait dans les juke-boxes.
Il y avait une sorte d'harmonica bien placé sur « From Me To
You ».
Les morceaux étaient enlevés, très courts, carrés. Aujourd'hui, on dirait
« formatés ». Les gars chantaient bien, mais cela ne nous sembla
pas génial à première écoute. Néanmoins, au fil du temps, ces trois titres
devinrent hautement addictifs. On les écouta sans relâche. Cela rendait presque
euphorique. Ces chansons étaient pleines d'optimisme.
La semaine suivante, toujours en octobre 63, (alors que le groupe avait
percé en Angleterre à la fin de l'année 1962, avec « Love Me Do »), il y eut un deuxième 45 tours, « She Loves
You ».
Là, ce fut la bombe. Cela commençait par un roulement de tambour, puis les voix
éclataient. Le son de la guitare était inouï. On n'avait jamais entendu des
choses pareilles. Moi, je n'avais que douze ans, et la seule chose novatrice
que j'eusse entendu jusqu'à présent, c'était « Stalactite », par les Aiglons, avec son orgue Farfisa, ses galops de guitare,
comme des chevauchées dans des grottes immenses. Les Shadows, cela me faisait
suer. Trop sérieux. Trop employés de bureau british. Je les écoutais, un peu
contraints et forcés, en me disant : « Peut-être qu'un jour j'aimerai
vraiment cette musique... » Faites semblant de croire, et bientôt vous croirez…
Mon frère les passait inlassablement, « Apache », « FBI », essayait de reproduire le moindre solo de Marvin,
même l’anagrammatique « Nivram ». Il n'y avait rien d'autre à se mettre sous la dent…
Ou alors « King Creole » d’Elvis Presley, Cliff Richard chante Charles Trénet…
Ou « When » des Colin Twins, Paul Anka, Diana... Mais ce n’était
pas ma génération… Faute de grives, on mange des merles, on écoute les Ombres…
Les Beatles sont apparus en France au moment où les yéyés commençaient
leur carrière. Sheila chantait « Jolie petite Sheila » et semblait se dédoubler, parler d’elle-même.
« L’école est finie », c’était affreux, affligeant, rédhibitoire. On
changeait de poste, on éteignait la radio. On passait d’Europe I à RTL. On
tombait de Charybde en Scylla. On revenait sur Europe 1. On prenait notre mal
en patience. Après tout, une chanson, ça ne durait que deux minutes trente,
parfois moins.
Claude François disait qu’elles étaient toutes « Belles, belles,
belles comme le jour ». Il semblait sortir d’une soucoupe volante bon
marché. Un OVNI de fête foraine, de manège ou de Foire du Trône. Richard
Anthony, gros père du twist, avait eu quelques succès. Johnny, on le regardait
déjà avec défiance. Il nous semblait terriblement impersonnel.
Les Beatles enchaînèrent les succès. « I Want To Hold Your Hand », « Can’t
Buy Me Love » me sembla moins génial, trop Rhythm
and blues. « I’ll buy
you a diamond ring, my friend… » Même les paroles avaient l’air facile et suranné. Je
n’étais donc pas encore un inconditionnel.
Tout de suite, il y eut des adaptations qui me firent préférer
l’original, « Je ne peux l’acheter, non ». Les « Lionceaux » s’époumonaient…Ronnie Bird, Frank Alamo…
Sur ce, un copain de mon frère, le fils d’un photographe aisé, s’était
procuré les deux premiers 33 tours, et souhaitait déjà s’en débarrasser. Non
pas qu’il les eût trouvés mauvais, mais ses goûts s’arrêtaient aux pionniers du
rock. D’ailleurs, les Beatles, est-ce que c’était du Rock ? Certains
disaient que c’était de la pop, continent mystérieux, nouvelle Atlantide, une
« Ultima Thulé » anglophone, en tout cas.
Les deux premiers albums, il me les revendit 10 francs pièce, le prix
d’un 45 tours. Numéro 1 et With
the Beatles. Il y avait des trucs incroyables là-dessus. Je devais les
écouter sans relâche durant des mois, des années. Je les écoute encore de temps
en temps. Je les ai rachetés en CD. Mais je possède encore le deuxième, avec
l’étiquette Odéon, sous-marque de Parlophone.
J’aimais « Hold Me Tight », avec son changement de rythme. « All My Loving » me séduisait.
On se demandait qui chantait sur tel ou tel titre. « All My Loving », c’était Paul. La voix suave, chaleureuse. On commençait à
différencier leurs voix. On aurait dit qu’il disait « Ah, putain… ». Cette fausse interjection, cela résumait tous nos
problèmes de préados, de collégiens. Les versions latines, les versions
anglaises, les thèmes latins, les maths… « Ah, putain… ». En fait, il disait : « I’ll pretend that I’m
kissing »…
Mais va savoir…
Plus tard, au bord de la mer, j’eus un copain bordelais. Il était encore
moins doué que moi en anglais. C’était l’époque où les Smoke chantaient
« My Friend Jack ». Dont les paroles, sulfureuses, faisaient allusion à
certains sucres, pas forcément des canards trempés dans le café ou le
cognac : « My friend Jack eats sugar lumps ». Or Philippe était persuadé que les Smoke chantaient
un truc absurde : « My friend Jack is cheveux longs… »
Qu’est-ce que c’était ce sabir ? Du chinois ? Du pidgin ?
Je lui disais que ça ne voulait rien dire. Les Smoke ne pouvaient mélanger deux
langues. Nos professeurs auraient parlé de solécismes, de barbarismes, de
langage « Tarzan »… Je lui disais que ça ne voulait absolument rien
dire. Mais lui ne voulait pas en démordre. Ça lui plaisait ainsi… Va pour
« My friend is cheveux longs »…
McCartney, alors, cela s’écrivait en deux mots. Tous les journalistes faisaient
la faute, ce qui lui donnait un air écossais.
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