dimanche 2 août 2015

Hubert-Félix Thiéfaine. Stratégie de l'inespoir.


 

Hubert-Félix Thiéfaine. Stratégie de l'inespoir.

Sony Music (2015).

 

Un visage en gros plan. Un bandeau sur les yeux comme si on allait le fusiller, - ou un masque pour dormir, comme ceux qu'on met dans les avions ? "L'inespoir" du titre, ce n'est pas vraiment le "désespoir". Le vrai désespoir relève de la détresse, de l'abattement moral et profond. "L'inespoir", c'est plutôt l'absence d'espoir, la volonté de se détourner de l'espoir, comme si ce n'était qu'un mirage, quelque chose que l'on doit éviter à tout prix, une illusion restée tout au fond de la boîte de Pandore. D'autre part, le titre "Stratégie de l'inespoir" est rayé, comme s'il ne convenait pas, comme si ce n'était qu'un pis-aller. Disons que, pour le chanteur, l'album s'appelle ainsi, faute de mieux.

 

"En remontant le fleuve", c'est un peu Le Bateau ivre de Thiéfaine. "En remontant le fleuve au-delà des rapides, / Au-delà des clameurs et des foules insipides." On n'est pas loin de l'élitisme des Odes d'Horace : "Je hais la foule profane et je m'en écarte." On croise des navires échoués, "des moisissures d'épaves". On va, comme chez Baudelaire, "au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau" : "Nous conduisons nos âmes aux frontières du chaos". Il y a des allusions aux cauchemars, de vrais labyrinthes, - une belle définition à valeur d'aphorisme : "Dans la complexité sinistre de nos songes" (les sifflantes accentuent l'aspect lugubre des mauvais rêves).

 

"Angélus" est la chanson d'un athée, une fausse prière ou une parodie d'Ave qui fait mal au cœur : "Je te salue, seigneur, / Du fond de tes abîmes / De tes clochers trompeurs,  / De tes églises vides."  

 

"Stratégie de l'inespoir" (la chanson qui porte ce titre) évoque d'anciennes illusions étouffées, oubliées. On est passé à autre chose : "J'ai trop longtemps cherché mes visions dans les flammes." Thiéfaine s'est même lassé de l'enfer…

 

Dans "Karaganda (Camp 99)", des références au goulag, des piques contre Louis Aragon, le poète amoureux d'Elsa Triolet, mais aussi le poète stalinien, le chantre invétéré du communisme : "C'est la rime racoleuse d'Aragon et d'Elsa."

 

Sur "Mytilène Island", les femmes sont picturales. Hubert-Félix se fait esthète : "Elles ont la grâce et l'élégance / fragile de la peinture flamande."

 

Sur le livret, en exergue de "Résilience zéro", une phrase de Léon-Paul Fargue qui sonne comme une confidence du chanteur : "J'ai été l'enfant qui tombe, et qui se fait très mal, et qu'on relève avec une gifle." Le texte évoque des souvenirs pénibles, datant de l'école primaire : "On n'oublie jamais nos secrets d'enfant, / On n'oublie jamais nos violents tourments, / L'instituteur qui nous coursait, / Sa blouse tâchée de sang, / On n'oublie jamais nos secrets d'enfant (…) C'est la cloche des lundis qui sonne / Les heures de la désolation."

 

 

Dans "Lubies sentimentales", sur une mélodie de Cali, il est question de "girandoles" au sens de "feu d'artifice" comme dans Fête d'Hiver d'Arthur Rimbaud  - "Des girandoles prolongent (…) les verts et les rouges du couchant" - et chez Aloysius Bertrand dans Gaspard de la Nuit ("la splendeur magique des girandoles"). Le poème doit beaucoup, semble-t-il, à La Chevelure de Charles Baudelaire : "Dans le jasmin de ses cheveux, / Où se dénouent mes doigts fébriles, / Je m'enivre au voluptueux / Parfum de son âme indocile, / Son rire agite les girandoles / D'un feu d'artifice étonnant."

 

"Médiocratie" cite la Ballade des Pendus de François Villon : "Frères humains, frangins damnés".

 

"Retour à Célingrad" rend hommage au romancier de Meudon, Louis-Ferdinand Céline, et se moque de ses ennemis avec mépris et condescendance : "La mort à crédit d'un clown triste, ça fait bander Sartre et Vaillant." Une chanson écrite à l'occasion du 50ème anniversaire de la mort de Céline, comme le souligne le livret.

 

"Toboggan" est un texte sur la solitude : "J'appelais l'horloge parlante / Pour avoir de la compagnie."

 

Au final, un bel album. On dirait du Léo Ferré seventies, du Léo Ferré en forme, - oui, mais en forme de quoi au juste ?

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