Hubert-Félix Thiéfaine. Stratégie de
l'inespoir.
Sony Music (2015).
Un visage en
gros plan. Un bandeau sur les yeux comme si on allait le fusiller, - ou un
masque pour dormir, comme ceux qu'on met dans les avions ?
"L'inespoir" du titre, ce n'est pas vraiment le
"désespoir". Le vrai désespoir relève de la détresse, de l'abattement
moral et profond. "L'inespoir", c'est plutôt l'absence d'espoir, la
volonté de se détourner de l'espoir, comme si ce n'était qu'un mirage, quelque
chose que l'on doit éviter à tout prix, une illusion restée tout au fond de la
boîte de Pandore. D'autre part, le titre "Stratégie de l'inespoir"
est rayé, comme s'il ne convenait pas, comme si ce n'était qu'un pis-aller.
Disons que, pour le chanteur, l'album s'appelle ainsi, faute de mieux.
"En
remontant le fleuve", c'est un peu Le
Bateau ivre de Thiéfaine. "En remontant le fleuve au-delà des rapides,
/ Au-delà des clameurs et des foules insipides." On n'est pas loin de
l'élitisme des Odes d'Horace :
"Je hais la foule profane et je m'en écarte." On croise des navires
échoués, "des moisissures d'épaves". On va, comme chez Baudelaire,
"au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau" : "Nous
conduisons nos âmes aux frontières du chaos". Il y a des allusions aux
cauchemars, de vrais labyrinthes, - une belle définition à valeur d'aphorisme :
"Dans la complexité sinistre de nos songes" (les sifflantes
accentuent l'aspect lugubre des mauvais rêves).
"Angélus"
est la chanson d'un athée, une fausse prière ou une parodie d'Ave qui fait mal
au cœur : "Je te salue, seigneur, / Du fond de tes abîmes / De tes
clochers trompeurs, / De tes églises
vides."
"Stratégie
de l'inespoir" (la chanson qui porte ce titre) évoque d'anciennes
illusions étouffées, oubliées. On est passé à autre chose : "J'ai trop
longtemps cherché mes visions dans les flammes." Thiéfaine s'est même
lassé de l'enfer…
Dans
"Karaganda (Camp 99)", des références au goulag, des piques contre
Louis Aragon, le poète amoureux d'Elsa Triolet, mais aussi le poète stalinien,
le chantre invétéré du communisme : "C'est la rime racoleuse d'Aragon et
d'Elsa."
Sur
"Mytilène Island", les femmes sont picturales. Hubert-Félix se fait
esthète : "Elles ont la grâce et l'élégance / fragile de la peinture
flamande."
Sur le livret,
en exergue de "Résilience zéro", une phrase de Léon-Paul Fargue qui
sonne comme une confidence du chanteur : "J'ai été l'enfant qui tombe, et
qui se fait très mal, et qu'on relève avec une gifle." Le texte évoque des
souvenirs pénibles, datant de l'école primaire : "On n'oublie jamais nos
secrets d'enfant, / On n'oublie jamais nos violents tourments, / L'instituteur
qui nous coursait, / Sa blouse tâchée de sang, / On n'oublie jamais nos secrets
d'enfant (…) C'est la cloche des lundis qui sonne / Les heures de la
désolation."
Dans "Lubies
sentimentales", sur une mélodie de Cali, il est question de
"girandoles" au sens de "feu d'artifice" comme dans Fête d'Hiver d'Arthur Rimbaud - "Des girandoles prolongent (…) les
verts et les rouges du couchant" - et chez Aloysius Bertrand dans Gaspard de la Nuit ("la splendeur
magique des girandoles"). Le poème doit beaucoup, semble-t-il, à La Chevelure de Charles Baudelaire :
"Dans le jasmin de ses cheveux, / Où se dénouent mes doigts fébriles, / Je
m'enivre au voluptueux / Parfum de son âme indocile, / Son rire agite les
girandoles / D'un feu d'artifice étonnant."
"Médiocratie"
cite la Ballade des Pendus de
François Villon : "Frères humains, frangins damnés".
"Retour à
Célingrad" rend hommage au romancier de Meudon, Louis-Ferdinand Céline, et
se moque de ses ennemis avec mépris et condescendance : "La mort à crédit
d'un clown triste, ça fait bander Sartre et Vaillant." Une chanson écrite
à l'occasion du 50ème anniversaire de la mort de Céline, comme le souligne le
livret.
"Toboggan"
est un texte sur la solitude : "J'appelais l'horloge parlante / Pour avoir
de la compagnie."
Au final, un bel
album. On dirait du Léo Ferré seventies, du Léo Ferré en forme, - oui, mais en
forme de quoi au juste ?
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