Dérouillade Blues
Boris Vian, ses interprètes, et l’influence qu’il a
exercée…
On fête les cinquante ans de la
disparition de Boris Vian. Il mourut en 1959 des suites d’une crise cardiaque.
Il n’avait pas atteint la quarantaine.
On le sait, l’auteur de
« L’écume de jours » n’était pas seulement un romancier. Il a écrit
des chansons étonnantes, et l’influence qu’il a exercée sur les jeunes
générations reste déterminante, essentielle, de Gainsbourg à Antoine, en passant par Henri Salvador, un de
ses grands potes, Jacques Dutronc, Yves Simon et Jacques Higelin.
On trouvera dans cet article
quelques chansons qui n’auraient vraisemblablement pas été écrites si Bison
Ravi n’avait pas existé, s’il n’avait pas commis « J’suis snob » ou
« J’voudrais pas crever ». Nous avons aussi sélectionné ses
principales reprises. Les noms des interprètes ont été mis entre parenthèses
après chaque titre. Nous avons classé les morceaux dans l’ordre chronologique,
sauf en conclusion.
1957
« Je me souviens de vous »
(Salvador) semble une chanson cafardeuse. « Amie perdue, ma vie, mon cœur,
voici que se ferment les fleurs, et voici que je pleure. » Le personnage
s’est senti trahi par son amie, les oiseaux en ont perdu leurs couleurs :
« Je vous ai vus dans le jardin, sa joue collée à votre joue. Dans le
verger plein d’oiseaux gris, s’est arrêtée ma vie. »
1958
Dans « ça pince »
(Salvador), le personnage va chercher des crabes dans les rochers, mais il
rapporte une « belle sirène bronzée » dans son
« « plumard ».
Le « Blues du
dentiste » (ou « Blouse du dentiste ») raconte une mésaventure
arrivée au narrateur. Il est tombé sur un plombier qui donnait un coup de main
à un ami dentiste. On se croirait chez le bourreau : « Il a les
tenailles à la main. Oh, oh, oh, maman, j’ai les guibolles en fromage blanc.
Avant même que j’aie pu faire ouf, il m’fait déjà sauter trois dents. »
Mais la torture n’est pas terminée : « Il me grille la gueule au
chalumeau », et le plombier lui prend toute sa paye. Une chanson de
malchance et d’usurpation d’identité.
« Moi j’préfère la marche à
pied » (Salvador) fait songer à « La complainte du progrès »
(1955) avec son avalanche de gadgets : « Une bagnole pleine de trucs
mécaniques, une tirette pour le whisky glacé,
un bouton pour le beefsteak pommes frites. » Bernard Lavilliers
reprendra « La complainte du progrès ».
Sur « Trompette d’occasion »
(Salvador), le narrateur a déniché un vieil instrument au marché aux puces.
« Le poinçonneur des
Lilas », de Serge Gainsbourg, met l’accent sur un personnage
anonyme : « Le gars qu’on croise et qu’on ne regarde pas ». On
l’a relégué dans des enfers modernes : « Y a pas de soleil sous la
terre ». Son métier est terriblement machinal : « Paraît qu’y a
pas de sot métier, moi j’fais des trous dans des billets ». On retient les
conseils qu’il donne, comme des bribes volées au quotidien, et ces informations
tranchent, au milieu de ses confidences : « Pour Invalides, changer à
Opéra. » « Arts-et-Métiers direct par Levallois. » Son job est
tellement répétitif qu’il en a des hallucinations : « Parfois je
rêve, je divague, je vois des vagues, et dans la brume au bout du quai j’vois
un bateau qui vient me chercher. » Il craque, rêve d’évasion :
« J’en ai marre, j’en ai ma claque de ce cloaque, je voudrais jouer la
fille de l’air, laisser ma casquette au vestiaire ». A la fin, le
personnage devient suicidaire : « Y a de quoi devenir dingue, de quoi
prendre un flingue, s’faire un trou, un petit trou, un dernier p’tit
trou. » C’est une chanson tout à fait dans le style de celles de Boris
Vian. La dette semble évidente…
Dans « Charleston des
déménageurs de piano », un titre à la Boris Vian, Serge Gainsbourg
s’intéresse aux petits métiers bizarres, comme dans « Le poinçonneur des
Lilas ». Il utilise les noms propres comme autant de mots poétiques,
insolites : « C’est nous les déménageurs de piano, des Steinway, des
Pleyel et des Gaveau. » Mais le reste du texte manque d’inspiration, tombe
vite dans la trivialité.
1960
Sur « Faut rigoler »
(Salvador), le chanteur, originaire de Guyane française, se moque des leçons
d’Histoire inadaptées, qu’il a reçues à l’école : il ne sentait guère
concerné par ces prétendus aïeux ! « Nos ancêtres les Gaulois » (il
accentue sa prononciation créole), « cheveux blonds et têtes de bois,
longues moustaches et gros dadas. » On pense aux paroles du « Lycée
Papillon », à ses anachronismes : « Nos ancêtres les
Gaulois inventèrent le tabac, et c’est grâce à ce truc-là qu’ils s’fendaient la
pipe à tour de bras ! » Le chanteur surfe sur la mode du cha-cha-cha
en chantant ce mambo. C’est le premier grand succès d’Henri Salvador, qui a
enfin trouvé un créneau : la chanson comique.
1963
« Ce grand méchant
vous », c’est encore du Serge Gainsbourg, première manière. Cette chanson
dit la peur du vouvoiement et donc de la distance, dans les relations
amoureuses : « J’ai peur du grand méchant vous. Ah ! la vilaine
bête que ce vous !» Un texte dans la lignée de ceux du grand Boris.
Dans « Maxim’s », le
chanteur se rêve en grand seigneur désinvolte, généreux (« Dix sacs au
chasseur »). « Ah ! baiser la main d’une femme du monde et
m’écorcher les lèvres à ses diamants. » Dès 1963, Serge Gainsbourg a ce
goût pour les anglicismes comme s’ils insufflaient un souffle poétique, un sang
neuf à la langue française, en en renouvelant le vocabulaire, mais ce procédé
peut être aussi une forme de snobisme un peu vaine : « S’envoyer un
dry au Gordon et des Pimm’s Number one ». Parfois, on a du mal à décoder…
Sur « Serge Reggiani chante Boris Vian, en 1964, « Je
bois », c’est une chanson de mari trompé : « Je bois
systématiquement pour oublier les amis de ma femme. »
« Le déserteur » date
de l’époque de la guerre d’Indochine. Le narrateur s’adresse au président de la
république. « Je viens de recevoir mes papiers militaires pour partir à la
guerre avant mercredi soir ». Le narrateur refuse cette mobilisation.
« Je ne suis pas sur terre pour tuer de pauvres gens ». Il compte
voyager, prêcher la désobéissance. La fin est pacifiste : « Si vous
me poursuivez, prévenez vos gendarmes que je n’aurais pas d’armes et qu’ils
pourront tirer », déformant la pensée du poète. Vian avait écrit : «
que je tiendrai une arme et que je sais tirer ». Serge Reggiani a
donc repris la version de Mouloudji (Vian avait accepté cette modification).
Dans « Que tu es
impatiente », le poète s’adresse à la mort. « On fait le chemin
au devant de toi. Il suffisait d’attendre. »
1966
« Une
autre autoroute » d’Antoine s’adresse à un beatnik en rupture de ban et
renvoie à se prise de conscience. « Un jour l’habitude a été trop, tu as
posé ton fardeau et sans regret tu as dit à bientôt. La route s’est ouverte à
tes pas. » Il a rencontré en chemin la fraternité, la solidarité.
« Quand le soir te laisse désemparé tu sais où rencontrer les compagnons qui
sauront te consoler. » Les paroles semblent inspirées de « Jeanne »
de Brassens (dont Antoine reprendra « L’Auvergnat », autre chanson de
solidarité) : « On ne te demande pas ce que tu étais, ce que tu
faisais. Tu es là, on t’offre l’amitié. » Brassens écrivait :
« Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu (…) on peut entrer
sans frapper, sans montrer patte blanche. Chez Jeanne, on est n’importe qui, on
vient n’importe quand, et comme par miracle, par enchantement, on fait partie
de la famille. » On note aussi un
hommage appuyé à Dylan et à Boris Vian : « Leurs mots troublants ne
sont que réalité vraiment. »
1968
« Les rois de la
réforme » (Jacques Dutronc) s’insurge contre le service militaire. Une
chanson pacifiste dans la lignée du « Déserteur » de Boris Vian
(c’est d’ailleurs aussi une lettre). A l’instar de Serge Gainsbourg, Jacques
Lanzmann utilise des anglicismes. « Je dirai j’ai une nervous breakdown,
tout ce que j’ai, je vous le donne ».
1970
« Je voudrais pas
crever » est un texte à la fois désespéré et désopilant, interprété par
Reggiani. Le personnage ne veut pas mourir avant d’avoir tout essayé, tout vu ,
tout lu, connu toutes sortes d’animaux : « Les chiens noirs du
Mexique qui dorment sans rêver (…) les araignées d’argent, au nid truffé de
bulles. » Il se voit en cosmonaute pour « savoir si la lune sous son
faux air de thune a un côté pointu. » Il compte même se déguiser en
femme : « Je voudrais pas crever (…) sans avoir essayé de porter une
robe sur les grands boulevards. » l’allégorie de la mort prend l’aspect
d’un batracien bancal : « Et moi je vois la fin qui grouille et qui
s’amène avec sa gueule moche et qui m’ouvre les bras de grenouille
bancroche. »
Sur « Jacques Canetti
présente Jacques Higelin », en 1973, dans « L’année à l’envers »,
le temps régresse « jusqu’au mois de juillet, jusqu’à ce foutu soir où tu
m’as laissé choir ». « Huit jours en Italie » est encore une
reprise du poète de Saint-Germain-des-Prés. Les déjeuners lui font faire des
progrès en italien. « Gelati, spaghetti, fritteti, legumi,
salami » ...
1974
Dans « Soldats, ne tirez
pas » de Maurice Vidalin, un déserteur s’adresse aux militaires qui le
pourchassent, mais ce texte (interprète : Gérard Lenorman) paraît bien
moins fort que celui de Boris Vian sur le même thème.
1979
Dans « Au bal des ballots »,
Salvador énumère les différents types de dancings : « Y a des bals
pour les pompiers et les joyeux militaires. Y en a pour les vieux notaires et
les sombres charcutiers. » Il y a de l’agitation dans l’air :
« Viens au bal aux ballots, c’est pas Waterloo, mais on s’y
bouscule. »
Dans « Dérouillade
blues » (Salvador), le narrateur se fait accoster par trois
« malabars » qui le passent à tabac dans une allée du bois de
Boulogne. Puis ils s’aperçoivent de leur erreur quand ils vérifient ses papiers
d’identité. « M’sieur Salvador, excusez-nous, on s’est trompés. On vous a
pris pour un boxeur qui nous a séduit nos petites sœurs… » Encore un air
de malchanceux, basé sur un quiproquo, plus cinématographique (les films de
gangsters) que théâtral.
1995
« Une bonne paire de claques »
(Salvador) c’est le remède idéal pour ceux qui sont blasés. « Quand la vue
d’un strip-tease vous fait dire :
quelle bêtise, il reste encore un truc qui n’est jamais caduc pour voir la vie
en rose : une bonne paire de claques dans la gueule, un direct au creux de
l’estomac. » Efficacité garantie : « C’est bien plus bath que le
foie gras en terrine, car c’est moins cher et ça n’alourdit pas. » La
chanson se termine par une scène de ménage ou par un psychodrame :
« Une bonne paire de claques dans la gueule, et ça me consolera, chérie,
des soirées où tu manoeuvrais le rouleau à pâtisserie. Tiens,
salope ! »
En 1973, Yves Simon sur rendre à
Boris Vian un hommage émouvant sur son album « Au pays des merveilles de
Juliette ». « Les gauloises bleues »
est une évocation délicate de la jeunesse d’Yves Simon, un peu bohême.
« On fumait des gauloises bleues qu’on coupait souvent en deux. Les beaux
jours ! Les petites femmes de Paris montaient sur nos balcons voir si les
fleurs du mal poussaient encore en cette
saison. » L’utopie était au pouvoir : « Jefferson Airplane
s’installait à la présidence car les anciens rois du monde venaient d’interdire
la danse. » Dans les rêveries du chanteur, Boris Vian rejoint Michel
Polnareff : « Boris inventait le jazz tous les soirs au Bal des
Lazes. Les beaux jours ! Et sa trompinette mettait le feu aux
lampions. » Les beaux jours rejoignent alors L’écume des jours…
Jérôme Pintoux
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