Bashung, dandy fuligineux
A l’image d’un chanteur désinvolte et déconneur a succédé un Bashung
bien plus grave, bien plus sérieux, quasi stoïcien, et plus crédible. Une sorte
de dandy fuligineux, le vieil Indien, élégant et taciturne, du livret de
« L’imprudence ». Gentleman ténébreux, Baudelaire cheyenne. On devine
quelque chose de sombre et de gothique sur la pochette de
« L’imprudence ». Ce masque crispé, quasi hiératique, ce regard
ailleurs, ces traits anguleux, cette sobriété vestimentaire. On a l’impression
que le chanteur n’a pas souri depuis des siècles. Il y a eu un relookage total
de son personnage à partir de 1991. Une sorte de mise en abîme de ses textes.
Ses anciens fans ont dû se demander ce qui se passait, ce qui lui arrivait.
Comme un robot qui voudrait qu’on le réactualise. « Donnez-moi de
nouvelles données »… Toutefois, le personnage reste insaisissable. Le faux
petit loubard de 1979 est devenu une sorte de poète masqué. Il a d’ailleurs
enregistré un double CD, avec Sapho, une anthologie de la poésie française, il
y lit des poèmes anciens. Bashung est un être à part, enfermé dans sa tour d’ivoire.
Il y vit en retrait. Ce n’est pas quelqu’un que l’on verrait facilement chez
Drucker ou chez Ardisson. Il fuit les talk-shows, les mondanités, les futilités.
Ce n’est pas son monde. C’est l’un des plus grands chanteurs actuels.
Né en 1947, ce jeune Alsacien
monta à Paris pour réussir dans le show-biz. Il y connut toutes les déroutes,
toutes les galères, les 45 tours ratés, ceux qui ne marchent pas, les tournées
de seconde zone. Il écrivit une chanson pour Noël Deschamps, qui eut un petit
succès. Vers 1973, il s’occupa de la carrière de Dick Rivers, qui battait de
l’aile, un rocker yéyé en pleine période glamour.
La période Rivers
: leçon d’éclectisme
Bashung rencontre Rivers. Il va
l’accompagner plusieurs années. La carrière solo de Dick Rivers fut des plus
erratiques. « On a juste l'âge »,
en 1962, était une resucée de « C'est
pas sérieux » des Chats
Sauvages, son ancien groupe. « Baby
John » et son harmonica western, c’est un style qui ne laisse pas
indifférent le jeune Alain. « A
Séville » a carrément des ambitions à la Gershwin , ou du moins une
orchestration music-hall, très loin du rock des pionniers, ou de celui des
Chats. Dick Rivers se la joue un peu Frank Sinatra ou Elvis Vegas. Bashung
saura s’en souvenir. « J'en Suis
Fou » est une adaptation des Beatles (« Love Me Do »). Une
seconde reprise, « Things We Said
Today », sera transcrits sous un titre soigné « Ces mots qu'on oublie un jour ».
Cela tient peu la route. C'est toujours une erreur de vouloir s'en prendre aux
Beatles. Il est des forteresses inexpugnables. Bashung plus tard, osera
s’attaquer à Dylan, aux Moody Blues. Dick reprend aussi les Moody Blues,
première période. « Va-t-en »
(1965) était bien plus dans ses cordes (« Go
Now »). Cette adaptation a un côté "soul", avec son piano
entêtant, ses chœurs féminins. « Frappe
de Toutes Tes Forces » est une chanson de bagnard, de crime passionnel.
« Mister Pitiful » (1966)
est une première incursion du côté du rythm'n'blues. Il s’agit d’un titre
d'Otis Redding. C'est l'histoire d'une déchéance : "le roi du cinéma
muet", à cause de sa prodigalité, est devenu clochard. Le texte annonce
certaines chansons de Nino Ferrer comme « Le Millionnaire ». Dick se cherche, c'est évident, ratissant
large, essayant tous les genres, alternant ballade western, Mersey beat,
shadowserie, folkerie, passant du folk
british à la « guimauve », au r'n'b endiablé... Rivers, avec ses
hoquets, s’efforçait de glapir comme le Presley de Sun, de RCA Records. Ses
chuintements sont restés célèbres. Avant « Joséphine », Bashung ose Rivers. Cet éclectisme ne le laissera
pas indifférent. Il lui écrit, entre
autres, « Marilou ».
Romans photos
(1977)
« C’est la faute à Dylan » est l’un des rares titres dont on se
souvienne. Dylan a succédé à Rousseau et à Voltaire dans la chanson de
Gavroche. Bashung se forge une identité de Titi parisien new look. « Je
suis cowboy à Paname, oui, mais c’est la faute à Dylan ».
Bergman
Né en 1945, plus vieux que
Bashung, Bergman se fit connaître, dès 1967, comme parolier des Aphrodite’s
Child, un groupe de variétés pop rock, d’origine grecque, qui avait voulu
renouveler le succès de Procol Harum, « A Whiter Shade of Pale », avec « Rain And Tears »,
dont la mélodie était plus ou moins pompée sur le célèbre canon de Pachebel,
organiste et claveciniste allemand du XVIIème siècle. « Rain and tears are
the same ». La pluie et les larmes, c’est du pareil au même… Avec Bashung,
ils collaborent dès 1975.
Roulette russe
(1979)
Il s’agit d’un album nettement
sous l’emprise de Bergman. C’est Bashung tout entier à Bergman attaché. Le
titre fait allusion au suicide. Mais le suicide lui-même est problématique. Les
somnifères, c’est bon « pour les riches »… « Je fume pour
oublier que tu bois » fait allusion au suicide, mais d’une façon
« crapoteuse ». Le chanteur veut se noyer d’un coup de chasse d’eau,
suicide sordide et peu réaliste ! Humour noir de rigueur. Une mélodie
désabusée, un solo de fiddles. Les sons des violons se croisent.
« Station service » parle de petits boulots « Je suis comme
un pape au volant de ma caisse ». Mais le chanteur a renoncé à son emploi
de pompiste. « Aujourd’hui je n’ai plus les mains sales, plus personne pour
me faire du mal »
« Elsass Blues » évoque l’Alsace de l’enfance, vaguement
autobiographique : « J’suis tout seul près de la frontière, celle qui
vous faisait si peur hier. Dans mon coin, on ne faisait pas de marmot, la
cigogne faisait tout le boulot ». Il y interpelle un bohémien.
« Y a un Yéti » est une sorte de sketch, qui met en scène deux
vigiles obtus, xénophobes, d’anciens miliciens reconvertis dans la surveillance
des grands magasins. Ils ont repéré un voleur à la tire « qui gaule une
cassette d’Eric Charden ». Il faut déjà en avoir envie !
« Guru, tu es mon führer de vivre » se moque des thérapies de
groupes : « J’m’éclate au riz complet, je me fais cuire mes carottes.
Après la douche, on se paie l’autocritique ». Les chansons ont un côté BD à
la Gérard Lauzier
(« Tranches de vie »). « Guru »
contient un solo d’orgue intéressant.
Dans « Milliards de nuits dans le frigo », l’exagération rend
l’attente, l’ennui, la solitude, ou l’obsession sexuelle :
« Milliards de nibards sous des blouses, comment veux-tu que je
dorme ? ». Ce thème de l’insomnie reviendra sur « Gaby » (« J’peux pas dormir,
j’fais qu’des conneries »). Le chanteur y est réifié. Il n’est plus qu’un
vieux reste de repas, oublié dans le réfrigérateur. Il se demande s’il n’est
pas périmé. « Je ne veux pas finir comme un petit suisse, qu’on balance
dans un sac de plastique »…
« Pas question que je perde le feeling » parle d’un dragueur
dans sa voiture.
« Bijou, Bijou » semble une chanson de rupture, « le temps,
ça pourrit tout ». Le premier couplet renvoie à la pochette du disque. La
belle est endormie et son amant la quitte. « Bijou, Bijou » est assez
intimiste, avec ses arpèges de guitare, cette voix feutrée.
« Les petits enfants » est un texte court et cruel, sur les
accidents qui coûtent la vie aux gamins. On les voit tomber par la fenêtre,
mais au ralenti. C’est l’une des chansons les plus personnelles de l’album.
Bashung la reprendra en 1995 sur « Confessions publiques », un de ses
meilleurs « live ».
« Toujours sur la ligne blanche » fait semblant d’évoquer
l’autoroute, mais on sait bien que ça parle surtout de cocaïne. Le pouvoir de
la vitesse reviendra sur « C’est
comment qu’on freine ? ».
La vie va à toute allure.
Lors de la réédition en CD, on y
a intégré « C’est la faute à Dylan »,
qui figurait initialement sur « Romans photos » (1977). Il y cultive
une image de voyou ou de loubard un peu paumé, pas très intéressante, assez
stéréotypée. Il fait référence à Zim, mais n’est pas Dylan qui veut. « Rebel » sur « Pizza »
reprendra cette image de loulou désinvolte, avec l’humour en plus.
Vertige de Gaby
On crut en lui, on lui versa même
un salaire, mais le succès se faisait attendre. Il ne vint que très
tardivement, avec une chanson drôle et décalée, « Gaby », après quatorze ans de galère. « Gaby » sortit fin 1979, mais ce fut
un des tubes de l’été 1980. Bashung avait alors 33 ans. On ressortit
« Roulette Russe » à l’occasion, dont l’écriture avait commencé dès
1977 (« Bijou, Bijou »). « Gaby » se vendit à un million
d’exemplaires. Jackpot. L’excellente allusion à Charles Trénet et à la
pollution : « Tu veux que j’te chante La Mer ? Le long, le long,
le long des golfes pas très clairs »…
« Gaby », fin 1979, c’était l’époque de « Message in a Bottle », de The
Police, de l’émergence d’une nouvelle scène et d’une nouvelle décennie, des
premiers succès de Téléphone (« Elle
s’appelait fait divers »).
Dans « Gaby », Boris Bergman démarque, habilement et de loin, un
couplet de « Stuck inside of Mobile with the Memphis Blues Again »,
de Dylan : « Aujourd’hui c’est vendredi et je voudrais bien quand
même sortir, encore finir chez Wanda et ses sirènes ». « Honky-tonk
lagoon ». Bergmann s’est nourri de Dylan, d’Alphonse Allais. Il se veut le
nouveau Lanzmann, un Roda-Gil bis, et croit s’être trouvé un nouveau Dutronc en
la personne de Bashung, un Dutronc décalé, les amarres brisées. C’est un
parolier hors pair mais il vampirise sa créature, on sent qu’il le manipule, et
Bashung finira par se lasser de ce petit jeu. Il mettra fin à cette collaboration
pesante, cette fausse osmose, qui l’empêchait peut-être d’être lui-même.
Le chanteur est passé de la
roulotte du saltimbanque au cirque Zavatta. Sa petite entreprise ne connaît
plus la crise (celle-là, elle était inévitable). L’artiste de seconde zone
devient une star d’avant-garde, un chanteur respecté. Bayon, le féroce critique
de Libé, n’a pas de mots assez forts pour lui rendre hommage. Il le porte aux
nues. Bayon contribue beaucoup à ce succès grandissant. Ce ne sont pas des
papiers de complaisance, ce sont de vrais articles de fan. Sans arrêt des
chroniques de soutien, au moindre film, à la moindre tournée. Bashung fait
l’acteur. « Le cimetière des voitures », d’Arrabal. Pas un
chef-d’œuvre. D’autres suivront.
Pizza (1981)
Puis ce fut « Pizza »
en 1981, toujours en collaboration avec Boris Bergman, une première face très
homogène, bien servie par un bon groupe. L’espace de deux chansons, on croit au
miracle. On tient un nouveau Dylan. Bashung retrouve le son et la verve de
« Blonde on Blonde » sur « Vertige
de l’amour », et surtout sur « Rebel », cette désinvolture suprême, cet humour décapant et
distancié qui caractérisaient les deuxième et troisième faces de « Blonde
on Blonde », des morceaux comme « Absolutly Sweet Marie », « Leopard Skin Pill Box Hat ».
« J’ai nettoyé la cheminée de Ramona, je suis parti avant que senora me
dise merci ». Certaines phrases incongrues, certaines anecdotes sont tout
à fait dans la lignée de celles du vieux Zim, « J’apprenais au ménate le
pont de la rivière Kwaï », mais parfois ces lueurs restent fugitives…
Vertige de l’amour
Le narrateur parle de lui comme
d’un robot défectueux : « Mes circuits sont niqués, depuis y a un
truc qui fait masse, le courant peut plus passer ». On trouvait déjà le
thème de la machine défectueuse et consciente du problème dans le « 2001 »
de Stanley Kubrick. Thème qui reviendra plus tard, dans « Fantaisie
militaire » : « Malaxe le cœur de l’automate ». Mais déjà Bergman/Bashung
passe à autre chose : « Non mais t’as vu ce qui passe ? Je veux
le feuilleton à la place ». « Vertiges de l’amour » parle de
l’imminence de la guerre : « Mon légionnaire attend qu’on le shunte,
et la tranchée vient d’être repeinte ». Les tendances suicidaires, liées
au stress : « Si ça continue, je vais me découper suivant les
pointillés ». Il y a aussi les fameux proverbes, à la façon de Dylan:
« Cœur transi reste sourd aux cris du marchand de glaces ».
Dans « Rebel », les phrases à double écoute : « Tu es allé
revoir le Fils du Sheik ». C’est à la fois le titre d’un film, mais il
peut s’agir d’une périphrase, qui signifierait : « Tu es allé revoir
ce Maghrébin ». « Rebel » est une de ses meilleures chansons.
Eloge de la désinvolture suprême : « Après trois babies, c’est
l’heure de se zoner. Demain, j’ai une attaque de train ». Le refrain est
en sabir franco-espagnol : « yé n’en peu plu ».
« Retours » préfigure les calembours à la Jean Fauque :
« Faut pas m’accuser de réception ».
« Fan », en revanche, fait un peu trop Pierre Péret. Bergman
cède à la facilité. « Elle est roulée comme un pneu neuf » c’est à
peine meilleur que « t’es belle comme un tracteur »…
Sur « ça cache quekchose », ce vers définitif : « Ma
bignole lit Rock&Folk » Serait-ce la revue des concierges ?
Play Blessures (1982)
Ses nuits d’ivresse lui firent
rencontrer Gainsbourg. Ils décidèrent d’écrire ensemble. Mais l’album fut trop
expérimental pour rencontrer le succès populaire, et Bashung, papillon de nuit,
faillit s’y griller les ailes. Il se perdit dans le désert de Gaby
(« J’croise aux Hébrides »). Dans « C’est comment qu’on freine »,
une belle image d’obsession sexuelle : « Regarde où j’en suis, je
tringle aux rideaux ». La vie est une machine lancée à deux cents à
l’heure qu’on a du mal à contrôler. C’est toujours le thème de la ligne blanche.
Les scènes de ménage deviennent des « scènes de manager ». Bergman
n’est présent que sur deux textes.
Figure imposée (1983)
Parolier : Pacal Jacquemin.
Une seule chanson signée Bergman, « Poisson d’avril ». C’est un album
mineur. Bashung se cherche. Aucune mélodie ne s’impose vraiment. Dans
« Pyromane », « le duc n’en fait qu’à sa guise ». Mais il
est plus grand mort que vivant. « Les sentiments d’Anne-Lyse »
n’ont plus rien de freudien…
Passé le Rio Grande (Barclay, 1986)
« Passé le Rio Grande »
montre un Bashung en bandit mexicain du cinéma muet, bien qu’on lise « Passe
le riz aux grandes ».
Dans « Malédiction »,
les jeux de mots se font plus lourds. « Et tu caresses ton personnel pour
éviter que les bonnes causent ». Dans « Madame rêve », une bonne
exploitation de l’expression « un foudre de guerre ». « Madame
rêve de foudre et de guerre ». On retrouve un Bashung formaté pour les
média, genre Dutronc rocker. En fait, ni un Dutronc rocker, ni un Antoine post punk, ni un nouveau Nino Ferrer,
mais quelqu’un de cette famille-là, une sorte d’ « Helvète
underground ». « Est-ce que tu tapines en bourg ? »
(L’arrivée du Tour). Les jeux de mots fusent, mais on sent le néant derrière
tous ces calembours, le cœur n’y est plus. On sent comme un grand vide.
Remets-moi Johnny Kidd. Ce sont des jeux de mots pour lutter contre la nuit,
pour pallier l’angoisse, le mal être, le vide. La collaboration avec Bergman va
cesser, ces deux-là ne s’entendent plus. Trop de virées nocturnes. Bashung y
perd son âme, sa santé. Les anciens complices se découvrent ennemis. Bergman
était un peu son mauvais génie. Exit Bergman.
Sur « S O S Amor », les
fins de mois difficiles deviennent des « faims de toi difficiles »,
et les conquistadors se décomposent ainsi : « Tu m’as conquis,
j’t’adore ». Mais les petites
astuces grivoises ont mal vieilli (« des fois ça veut pas rentrer »).
Belle conclusion : « Quant à ma prochaine victime, elle est sous ton
nez ». Les paroles sont signées Bashung/Golemanas
Novice (1989)
Album de transition. Bergman est
encore là, mais voici Jean Fauque. « Bombez
le torse, bombez ». Etrange
été…
Osez Joséphine (1991).
Jean Fauque s’impose. En fait, il
est là dans l’ombre, discret, attendant son heure. Depuis longtemps, c’est le
vieux copain de la star, le compagnon de toutes les galères d’autrefois. Il a
participé à toutes ses odyssées, tous ses périples. Ils ont fait la cour à des
murènes. Ils ont connu l’époque des vaches maigres, les années 70. Normal
qu’ils connaissent aussi celle des vaches grasses. Jean Fauque, qui était
habilleur, éclairagiste, intendant, homme à tout faire (comme l’était Bashung
vis-à-vis de Dick Rivers dans les années 1973-1976) est promu co-parolier. Il
écrit des textes que Bashung remanie, enrichit, élague. On faxe et on re-faxe.
Et c’est l’époque des grands albums, « Osez Joséphine » (1991),
« Chatterton » (1994), « Fantaisie militaire » (1998), « L’imprudence »
(2002). On sait la force de certains tandems dans l’écriture rock,
Lennon/McCartney, Jagger/Richards, à un moindre degré Dutronc/Lanzmann. Un
Bashung bien plus grave va émerger de cette collaboration. Bien sûr, l’humour
est toujours là, mais discret, presque en filigrane. Exit le punk dont la rate
se dilatait un peu trop, l’estomac qu’était pas droit. C’est un Bashung
satirique et hiératique qui s’avance, un Buster Keaton rock, respectable et
respecté. Le tandem Bashung/Fauque est plus intéressant que le tandem
Bashung/Bergman. Bashung s’était acoquiné avec un noctambule, un viveur. Mais le
chanteur ne trouvait rien au bout de ces nuits de dérive, il y perdait son
temps, cette vie-là ne lui convenait pas. Le timide Jean Fauque devient son
bras droit, son mentor. De formation classique, brillant latiniste, helléniste,
Jean Fauque au départ n’a rien à voir avec le rock. C’est un amoureux de la
chanson française, des mots. Il connaît par cœur Brassens et même Guy Béart,
Charles Trénet (dans la boue…). Il se délecte des romans de Boris Vian, même
des plus arides, comme « L’Automne à
Pékin ». Jeune, c’est déjà un lettré, un versificateur. Il écrit
des chansons, les interprète. Monte à Paris, tente sa chance dans la publicité.
Il rencontre Bashung, devient son compagnon de galère. Il a suivi l’évolution
du chanteur, sa montée en puissance, l’aisance que procure l’argent. La
collaboration avec Jean Fauque sera bien plus cool, car si Jean Fauque a une
riche personnalité et un peu d’exubérance, c’est avant tout un timide et un
introverti. Jamais sa personnalité n’empiète sur celle des autres. Il sait
écouter et sait intervenir.
Jean Fauque et Alain Bashung ont
l’air de considérer des expressions toutes faites ou de simples patronymes
comme des mots-valises. Ils lisent « osez » dans
« Joséphine ». Ils étirent « des ombres chinoises »
(« des ombres s’échinent à me chercher des noises »). Ils donnent un
sens moral à un adjectif descriptif, le détournent du contexte (« un
paysage désolé de n’être pas resté »). Ils s’amusent à creuser le langage,
à le disloquer, pour l’aimanter davantage, donnent un sens plus pur aux maux de
l’attribut….
Dans « Osez Joséphine », surgissent des maximes, à la fois évidentes
et pleines de non-sens : « Rien
ne s’oppose à la nuit, rien ne la justifie ». « Usez
l’usurier ». La légèreté des astuces fauquiennes: « et que ne durent
que les moments doux ». Dans « J’écume », « Au large les
barges se gondolent », « Ici on jouit au clapotis du bord de mer dans
mon jacuzzi ». Mais c’est le « jacuzzi » d’Emile Zola. Dans
« J’écume », les allitérations en [k] : « On se débecte, et
les mouettes se délectent de nos anecdotes » rappellent plus ou moins
Gainsbourg, dont le chanteur fut plus ou moins l’élève ou le compagnon de
cuites. C’est un lyrisme détaché et désabusé à la Gainsbarre. On
songe bien sûr à « Sous aucun
prétexte », écrit pour Françoise Hardy : « Tu mis à l’index
nos nuits blanches nos matins gris bleu, mais pour moi une explication vaudrait
mieux ».
« Happe » cherche à désorienter l’auditeur : « Tu vois
ce convoi qui s’ébranle, non tu vois pas, tu n’es pas dans l’angle ». Un
titre enregistré à Memphis. Un souffle romantique traverse cette chanson :
« Les vents de l’orgueil, peu apaisés », le langage se fait précieux,
alambiqué, mais les allégories ne sont guère heureuses : « Des
romans-fleuves asséchés où jadis on nageait ». Tout ça pour dire que
l’amour est mort.
« Blue
eyes crying in the rain » est une reprise de Tim Rose.
« Kalabougie » mélange vantardise et dévalorisation : « Je
suis celui qui luit, qui vous éblouit, qui a des éclairs, tous les bicentenaires ».
La phrase : « J’ai dansé sous des pluies diluviennes » sent son
Zim ou son Rimbaud.
« She
Belongs To Me », justement, est une reprise de Dylan, un extrait de “Bringing
It All Back Home” (1965). Bashung y nasille à souhait, mais une telle
reprise ne s’imposait guère. C’est un hommage au vieux maître, mais un hommage
surnuméraire. Shelton écrivait à propos de ce texte : "C'est
peut-être Dylan qui a inventé l'anti-chanson d'amour. Il rend les coups aux
femmes qui l'ont blessé, déçu ou fait marcher. Le premier couplet contient en germe
le titre du futur film de Dylan, « Don't Look Back », lui-même
emprunté à un blues de John Lee Hooker. Les paroles amères sont ici couchées
dans une mélodie douce et chaude et le phrasé est décontracté. Les broderies de
la guitare électrique et de l'harmonica donnent de la tendresse à cette chanson
amère". Bashung y prend une voix de clone.
Autre reprise, le titre des Moody
Blues, « Nights in White Satin »,
que Léo Ferré avait plus ou moins plagié dans « C’est extra », un
slow qui devint un « tube ». Il s’agit d’un extrait de l’album
« Days of Future Passed », l’un des albums les plus indigestes qui
soient, pompeux, pompier et prétentieux. Mais « Nights in White Satin » reste une belle chanson, avec son
mélotron, ancêtre du synthé, l’une des deux seules à sauver du naufrage, avec
« Tuesday Afternoon ». La
version de Bashung fut enregistrée à Bruxelles. Elle ne s’impose pas.
Dans « Volutes », tout sur terre lui paraît vain. Derrière le jeu de
mots de « volutes » (« vos luttes partent en fumée ») se
cache un pessimisme fondamental. On pourrait parler de pirouettes
mélancoliques. Ces jeux de mots à froid
cachent un profond stoïcisme, une certaine fermeté d’âme.
Chatterton (1994)
« A perte de vue » ouvre le champ des possibles. « Des
filles à lever, des défis à relever, des prix décernés à tes yeux » (des
yeux forcément cernés…). Toujours le thème du robot ou du monstre de
Frankenstein : « plus de boulons pour réparer la brute
épaisse ». L e champ des possibles, des initiatives, mais aussi la
peur de la routine : « A perte de vue, du déjà vu, du déjà
vécu ». Des jeux de mots pleins de finesse : « Ce paysage désolé
de n’être pas resté ». On passe du sens descriptif à la valeur morale de
l’adjectif. D’autres jeux de mots sont moins subtils. Un néon fait une belle
enseigne, mais « Que m’enseigne ce néon ? ».
« Que n’ai-je » a des allures d’Apollinaire. Que n’ai-je appris
la luge ? » Les jeux sur les sifflantes et les chuintantes :
« En Ecosse des gosses écossent des chimères en chair et en os ».
Mais « Elvire » peut laisser froid. Le texte paraît trop abscons,
c’est vite lassant.
« Un âne plane » a tout d’un poème surréaliste : « Un
âne plane autour des tours de Notre-Dame ».
« Après d’âpres hostilités » évoque l’inconstance féminine,
l’humiliation : « Après d’âtres hostilités, tu me prenais la main
(….) C’était quand je voulais, où je voulais, je n’étais plus la risée ».
Le narrateur est réifié dans
« J’avais un pense-bête » :
« Je ne sais plus où tu m’as rangé, où tu m’as mis. M’aurais-tu cédé
contre un CD ? »
« A Ostende, je tire au stand ». Il ne retient d’une plage de
Belgique qu’une fête foraine fictive. C’est le pouvoir des toponymes. On n’est
pas loin des vers équivoqués d’Alphonse Allais ou de Victor Hugo :
« Gal, amant de la reine, alla, tour magnanime, galamment de l’arène à la
tour Magne, à Nîmes ». D’ailleurs on est sûr que la référence à Allais
plairait beaucoup à Jean Fauque... « A
Ostende » reprend le thème dylanien de « Stuck Inside of Mobile with
the Memphis Blues Again » : on n’est jamais bien là où l’on est
(naît), l’herbe est toujours plus verte de l’autre côté de la vallée :
« A Ostende, j’aime Gibraltar, à Ostende, j’aime, Epinal, à Oslo, j’aime
Agadir ». Quand on est en Suède, on regrette le Maroc, et réciproquement.
« A Java, j’aime la
Villette ». En Russie, on voudrait le Portugal :
« En Ukraine, j’aime le fado ». Des jeux de mots basés sur des
glissements phonétiques : « Et je pleure mon collyre, ma
colère »
Mine de rien, ce lyrisme emprunte
à Alfred de Musset : « Flottes hippocampes, droits comme des
i », cela rappelle la fameuse « Ballade à la lune » :
« C’était dans la nuit brune, sur le clocher jauni, la lune, comme un
point sur un i ».
Les souvenirs sentimentaux
restent lapidaires. Cette retenue dit la pudeur : « A Ostende j’ai la
hantise de l’écharpe qui s’effiloche à ton coup ». On a l’impression que
le texte est né d’un souvenir raconté, qu’on n’en a gardé qu’un tout petit
détail, on n’a pas voulu laisser émerger le reste.
« Ma petite entreprise », contient de belles formules, sur un
rythme reggae, presque des sentences : « La vérité m’épuise ».
Ce fut un grand succès.
« J’passe pour une caravane » est une chanson quasi géniale,
très mélancolique, un peu country, avec sa « slide guitar »
omniprésente. « Des ombres s’échinent à me chercher des noises » est
une variation sur « des ombres chinoises », une lecture d’une vieille
expression intrigante. Le récit est elliptique. Cette histoire de « vasistas »,
on n’en saura pas plus. « M’obnubiler, pourquoi ? Pour un vasistas…
Loin du réconfort ». L’évocation des rapports conflictuels reste évasive,
« des coups de lattes, un baiser ». « Je passe sous silence mes
avatars, j’passe sur tes frasques ». Sans oublier ce superbe paradoxe de
photographe : « Le plus clair de mon temps dans ma chambre
noire ». « Mes élans me courent et m’entraînent vers d’autres
riveraines » fait songer à cette phrase de « Villes II » :
« Et les élans se ruent dans les bourgs ».
« L’apiculteur » s’occupe de drôles de ruches :
« Fières sont les ouvrières, le jour en tailleur, le soir en
guêpières ».
« J’ai longtemps contemplé » évoque la timidité de celui qui
marche tête baissée, mal assuré : « J’ai longtemps contemplé tibias
et péronés ». Bel album enregistré à Bruxelles.
Confessions
publiques (1995)
C’est un « live » intéressant.
Il reprend surtout des morceaux récents extraits d’ « Osez Joséphine » et de « Chatterton », avec quelques
concessions à ses anciens tubes, « Gaby », « Vertiges »….
Fantaisie militaire (1998)
Bel oxymore. Le titre,
semble-t-il, est en rapport avec les morceaux de bois flottant qui figurent une
carabine stylisée, à la surface d’un marécage couvert de lentilles d’eau, au
dos du livret du CD. Le verso présente un Bashung « Ophélie », un
noyé qui flotte au milieu des lentilles d’eau, comme une sorte de nénuphar, ou
un poisson rouge suicidaire. Le chanteur ne se noie plus dans sa chasse d’eau
comme au temps de « Roulette russe » Sa noyade est devenue plus
romantique, stylisée, esthétisante.
Dans « Mes prisons », titre à la Verlaine , le captif se fait du souci pour son
geôlier, « J’me fais du mouron pour le maton ». Les paroles en sont
hermétiques, blindées comme un coffre-fort, presque trop métaphoriques. Bashung
nous perd sous ses brassées d’images. Ses textes sont des pirouettes, des « private
jokes » réservées aux seuls initiés.
« Elle a jonché d’orchidées
l’enfer de ma marelle », sur « Ode à la vie », fait allusion au jeu de l’enfance. On dessine
la marelle à la craie, avec son enfer et son paradis. On saute sur les cases à
pied joint. Il ne faut pas mordre la ligne blanche Encore cette ligne blanche.
« Samuel Hall », par contraste, multiplie les détails réalistes,
prosaïques : « J’suis parti à 15 heures trente » Pourquoi cette
précision, sinon pour dérouter? « Elle achète une livre et demie de
viande hachée, haricots en boîte, plus chips ».
Une phrase du « Pavillon des lauriers » se
détache : « Je veux rester fou ». Elle sonne comme un manifeste.
« Un grain de toute beauté »… Surgit soudain un certain lyrisme
oublié : « J’adresse aux rivières des lettres de brume, les
anniversaires, j’ai l’air dans la lune » On dirait du Syd Barrett, période
« Arnold Layne », « See Emily Play ».
Dans « Aucun express », le corps de la femme est comme un
fleuve : « J’ai longé ton corps, épuisé ses méandres ». Eluard
n’est pas loin. Le paradis est remis à plus tard : « Aucun walhalla
ne vaut le détour ».
Dans « La nuit je mens », la plus fameuse de l’album, un mythomane
raconte sa vie. Il s’est rêvé en archéologue pratiquant la plongée sous-marine (« voleur
d’amphores au fond des criques »), en saboteur (« dynamiteur
d’aqueducs »), en tête brûlée (« on m’a vu dans le Vercors sauter à
l’élastique »), bien que le vert corps et les préservatifs ne soient pas
très loin.
« J’ai fait la saison dans
cette boîte crânienne » rappelle Dutronc, « pianiste dans une boîte à
Gand »…
« Fantaisie militaire » est une chanson un peu triste, sur
l’absence de l’amour : « Soldat sans joie, déguerpis, l’amour t’a
faussé compagnie ». Le chanteur y prend une voix navrée, un ton désabusé.
« 2043 » parle de la
Belle au Bois dormant, sur une mélodie assez lancinante, un
bon travail de percussion.
Dans « Sommes-nous » la fin de l’enfance est évoquée d’une façon
magistrale : « Seul m’ont laissé mes jouets par milliers ».
Allusion à la scie de Noël, interprétée par Tino Rossi « Petit
Papa Noël, quand tu
descendras du ciel, avec tes jouets par milliers, n’oublie pas mon petit
soulier »). L’hyperbole y regagne toute sa force.
« Sommes-nous » est un de leurs plus beaux textes. C’est
totalement hermétique, mais une telle beauté, une telle vérité s’en dégage que
même si l’on ne comprend pas tout, on se sent comblé. « Sommes-nous la
sécheresse, sommes-nous la vaillance, ou le dernier coquelicot ? »
D’autant plus que la mélodie, l’interprétation, les musiciens (les Valentin) et
l’arrangement sont impeccables. « Sommes-nous des gonzesses, sommes-nous
de connivence ? » Ces absurdités sonnent comme autant de questions
d’ordre métaphysique. « Sommes-nous la noblesse, sommes-nous les eaux
troubles, sommes-nous le souvenir ? »
« Angora » est également une belle chanson, très courte, mais
efficace. « Angora, montre-moi où vont les vaisseaux maudits »
L’homme moderne est impuissant face aux catastrophes
écolo : « Les pluies acides décharnent les sapins, j’y peux
rien ». Il se réfugie dans l’imaginaire : « J’crains plus
la mandragore, j’crains plus mon destin, j’crains plus rien ».
Edith Fambuena et Jean-Louis
Pierot, des Valentin, cosignent quelques mélodies. Bashung a apprécié leur
travail chez Daho et sur « Bastille
Day ».
Climax (2000)
Live. Même sa reprise des « Mots bleus » de son pote
Christophe est très spéciale, très personnelle. Il bute sur les mots, sur le
début de la phrase « je lui dirai, je lui dirai… » Il n’ose pas lui
dire les mots bleus…
L’imprudence (2002)
Sur « Tel », on passe d’Attila à Othello, car les noms se
ressemblent, des paronymes. Un proverbe à la Dylan émaille cette chanson : « Laisse
le vent du soir décider ». Sont évoqués (et invoqués) Machiavel, Abel
Gance, Guillaume Tell, Perceval, Casanova, Harvey Keitel. Quels points communs
entre un penseur politique de la
Renaissance , un cinéaste de l’ancien temps, deux héros de la
fable, un séducteur du XVIIIème siècle et un acteur américain ? Des noms
jetés au hasard ?… Non. Le dénominateur commun, c’est le suivant. Tous ces
gens-là ont commis une « imprudence »… Guillaume Tell, avec sa pomme,
aurait pu tuer son fils. Othello, le Maure de Venise, personnage shakespearien,
a été victime de sa jalousie infernale. Perceval a évité de poser des questions
sur la cérémonie du graal. Mais Abel Gance a-t-il commis une erreur en tournant
son monumental Napoléon Bonaparte, ou s’agit-il d’une simple cheville ?
Est-il là juste pour la rime, avec « éloquence » ? En tout cas,
la musique est superbe, majestueuse. On sent l’influence de Wagner. L’arrangement
des cordes est ici remarquable. La succession de Léo Ferré est largement
assurée, mais pas le vieux Léo, bougon et antipathique, plutôt le Léo de
Hurlevent. « Devant l’obstacle, on se révèle »…
« Faites monter » met en scène un chimiste, un alchimiste ou un
sorcier. « Dans ma cornue, j’ai versé six gouttes de ciguë, un peu d’espoir,
ça d’épaisseur ». Les choses se précisent, il s’agit d’un
alchimiste : « Du fond de la boutique monte un cantique, un hymne à
l’amour aurifère, ébullition, réaction ». Bashung dans la nuit de l’œuvre.
Le refrain nous plonge en pleine préparation du Grand Œuvre :
« Faites monter le mercure ». Mais cet alchimiste ne s’intéresse pas
à l’or (« et les pépites, jetez-les aux ordures »). L’emploi des
sifflantes rend l’amertume (« Quelle autre solution que dissoudre »).
Un harmonica hante cette chanson.
Dans « J’me dore », on relève des jeux de mots surréalistes, à la Desnos , période Rrose
Sélavy : « un missile a élu domicile à l’hôtel de
l’oiseau-lyre ». Figure du monde à l’envers, le soleil a cédé la place au
sous-sol des abbayes et aux pierres du ciel : « J’me dore à la
poussière des météores, désormais j’me dore à la poussière des
monastères ».
« Mes bras » a des accents à la Gainsbourg , malgré son
titre à la Bécaud. « Pour l’amour d’une conasse »,
petite misogynie datée. Les sifflantes et les paronymes sont de sortie :
« J’étais censé t’encenser », les gros jeux de mots aussi :
« Sauve-toi, sauve-moi, et tu sauras où l’acheter le courage ». Le
chanteur aime une femme vampire : « J’étais censé t’extraire le pieu
dans le cœur qui t’empêchait de courir ». La mélodie en est mélancolique,
le ton désabusé.
Dans « La ficelle », le chanteur est mal entendant, ce qui dit le
vieillissement : « Des sonates à mon sonotone ». On y relève une
ambiance médiévale, tout un champ lexical du château fort (« Par la meurtrière
guette l’ennemi », « Dussé-je boire l’eau des douves »)…
Dans « Noir de monde », les anges sont inquiétants : « Des
archanges aux blanches canines ». Cette dentition les diabolise.
« L’irréel » est plein d’hallucinations déroutantes :
« Continents à la dérive, qui m’aime suive, gouffres avides, tendez-moi la
main ». Un peu comme chez Rimbaud (« déplacements de races et de
continents, je croyais à tous les enchantements »). Le chanteur n’est pas
à l’article de la mort, mais « à l’article de l’amour ». Cependant
ses projets semblent irréalisables : « un jour j’irai (…) voir à quoi
s’adonne la madone ».
« Jamais d’autre que toi » prend des accents à la Manset : « Plus
tu t’éloignes et plus ton ombre s’agrandit », « et moi seul, seul,
seul, comme le lierre fané des jardins ». C’est un véritable poème en
prose, un gouffre de solitude. Le texte est dit, n’est pas chanté, ce qui le
rend encore plus confidentiel.
« Est-ce aimer » fait allusion à ce que Gaston Bachelard
appelait le complexe d’Empédocle, l’union avec le feu : « S’il
suffisait de s’offrir au premier volcan venu ». « Le dimanche à
Tchernobyl » semble répondre ironiquement au « Dimanche à Orly » de Gilbert Bécaud.
« Dans la foulée » a l’air d’une transposition involontaire du « Stairway To Heaven » de Led
Zeppelin : « Elle voulait gagner le paradis, elle avait le miracle
facile ». « Marie-Jo s’en est allée inhaler les parfums de
l’indolence ». Un beau vers amusant rend l’indifférence, le dégoût des
voyages : « L’Acropole me laisse de marbre ». Antoine chantait
bien, autrefois, Athènes sous la pluie, et s’en désolait. « Dans la foulée » est un très beau
texte.
Le Cantique des cantiques (2002)
La même année, Alain Bashung se
marie et enregistre des extraits du « Cantique des Cantiques »,
attribué à l’Ecclésiaste, et non pas à Julio Iglesias, comme le disait
ingénument une de mes élèves de troisième… Il l’enregistre avec Chloé Mons, sa
compagne. Musique de Rudolphe Burger.
Des textes qui brillent comme des
diamants noirs (« Sommes-nous »…),
des jeux de mots supérieurs qui prennent parfois une vraie dimension poétique.
« Je passe pour une caravane, pour un chien qui n’en démord pas »,
« je passe de SAS en SAS », qui rend l’errance du cosmonaute, du
cyber individu, « loin du réconfort »… Dans la lignée de Robert
Desnos, de Benjamin Péret, de Jacques Prévert, de Boris Vian. On l’imagine
reprendre certaines strophes du recueil « Je voudrais pas crever ». De
tous ces textes il se dégage l’image d’un être fuyant comme une ombre, en
manque d’affection et d’informations (« donnez-moi de nouvelles
données »), mais distant comme un fantôme derrière des km de brume. On
n’en a jamais totalement fini avec Bashung, on a dans nos bottes des montagnes
de questions, où subsiste encore son écho…
Bon, mais c’est pas tout, faut
que j’y aille. C’est l’heure de me zoner… Demain j’ai une attaque du train…
Jérôme Pintoux
28.2.6
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