dimanche 11 mars 2012

JOHN WESLEY HARDING

Bob Dylan

 (article de 2006)



John Wesley Harding

















Sorti fin décembre 67 (distribué en France le 8 Février 68).

Un album sous-estimé. S’il a moins de portée que la trilogie électrique des années précédentes, c’est cependant l’un de ses disques les plus intimistes, et on y revient souvent, comme on visite un vieil ami.





La pochette

"Ah, but I was so much older then, I'm younger than that now"… La pochette hivernale, avec des amis, Indiens des Indes (et non pas des Amérindiens). Un Dylan souriant, la chose est rare. Il semble renaître.





John Wesley Harding, la chanson d’ouverture





John Wesley Harding
Was a friend to the poor,
He trav'led with a gun in ev'ry hand.
All along this countryside,
He opened a many a door,
But he was never known
To hurt a honest man.



       "La musique spartiate de l'album sidéra tout le monde : en pleine vague d'exploration musicale débridée, Dylan s'était tourné vers la simplicité mélodique et les accompagnements laconiques du folk."(Shelton, p.398).

       "Le Saint hors-la-loi armé de pied en cap, sa dame à ses côtés, "ne fut jamais connu / pour avoir eu un geste fou." La chanson et le personnage évoquent le Pretty Boy Floyd de Guthrie." (idem, ibid. p.399).

L’histoire se déroule en pays Cheyenne, donc dans une Réserve d’Amérindiens. Le récit concerne un personnage exemplaire. Il s’agit vraisemblablement d’un récit





As I Went Out One Morning



As I went out one morning
To breathe the air around Tom Paine's,
I spied the fairest damsel
That ever did walk in chains.
I offer'd her my hand,
She took me by the arm.
I knew that very instant,
She meant to do me harm.



Erotisation de la commissure des lèvres : "I beg you, sir," she pleaded from the corners of her mouth". Récit d’une rencontre amoureuse. Il s’agit vraisemblablement d’un récit de rêve, puis qu’il met en scène Tom Paine, homme politique du XVIIIème siècle et pamphlétaire américain. Il exerça une influence énorme « sur la formation de la conscience politique américaine », nous apprend le Robert 2 des noms propres. Il joua le « rôle détonateur dans la révolution américaine ». Ambiguïté de Dylan qui s’assimile peu pou prou à ce personnage, ce grand démocrate, ami de Washington, alors qu’il nous a souvent asséné : « Don’t follow leaders »... Dans ce rêve, l’énonciateur croit avoir rencontré le grand amour, mais Tom Paine intervient, courant à travers les champs, et présente ses excuses au songe-creux pour le comportement de cette femme…





I Dreamed I Saw Saint Augustine



I dreamed I saw St. Augustine,
Alive as you or me,
Tearing through these quarters
In the utmost misery,
With a blanket underneath his arm
And a coat of solid gold,
Searching for the very souls
Whom already have been sold.



Retour aux récits de rêves donc, qu’on avait perdus de vue depuis le 115ème de l’auteur, sur Bringing It All Back Home. Mais Il s’agit là d’un rêve ineffable qui annonce, longtemps à l’avance, la crise mystique de 1979, avec son Train qui avance lentement… Notre chanteur aurait vu en songe Saint Augustin, tenant sous son bras une couverture (comme la Dame du Cimetière de From A Buick 6 …). Il portait un manteau en or et tenait le discours suivant : « Reines et rois, écoutez ma triste complainte. Sachez que vous n’êtes plus seuls. » Le narrateur se réveille en colère, « si seul et terrorisé » (« so alone and terrified »), « j’ai mis mes doigts sur la vitre et j’ai pleuré. » Une expérience onirique et mystique très forte, semble-t-il, un de ces songes marquants qui vous laissent tout déboussolés au réveil. Ce songe s’est avéré tellement sécurisant que le retour à la réalité n’en a été que plus brutal.  





All Along The Watchtower



All along the watchtower, princes kept the view
While all the women came and went, barefoot servants, too.
Outside in the distance a wildcat did growl,
Two riders were approaching, the wind began to howl.



     Le Joker (personnage mystérieux et récurrent) a conscience de n'être qu'un pion dans le jeu des hommes d'affaires et des  fermiers, qui l'exploitent sans scrupule :

   "Businessmen they drink my wine, plowmen dig my earth"

     Cette méfiance quasi haineuse à l'encontre des  fermiers et des affairistes, cette dénonciation, se retrouve dans  Sad Eyed Lady Of The Lowlands (chanson  anagrammatique, voir notre étude sur Blonde On Blonde).

    Businessmen et « plowmen »  (ploughmen ?) appartiennent au même camp, celui des exploiteurs. Le mythe du bon fermier, topos de la littérature idyllique, reprenant celui du bon sauvage cher à Rousseau et à Thoreau, n'existe pas chez Dylan :

   "Dear Landlord, please don't put a price on my soul"

                         (Dear Landlord, in John Wesley Harding).

Le jeu d’échecs

     Le langage de l'échiquier, déjà utilisé sur Only A Pawn In Their Game, se  retrouve ici : "all along" c'est le déplacement normal de la tour dans ce jeu de société qui « divertit trop sérieusement » (Montaigne). On la déplace horizontalement et verticalement, tandis que le Joker  avance de biais, en diagonale. Le jeu d’échec est souvent condamné dans la littérature : Quinet en fait l’emblème de l’Ennui médiéval, évoquant « les longs jours interminables, les soirées mal remplies par le jeu d’échecs » (in Merlin l’Enchanteur). Et même Edgar Poe dans Double Assassinat dans la Rue Morgue parle de « la laborieuse futilité des échecs ». Bel oxymoron. Dylan y jouait à Greenwich Village, au temps de sa jeunesse folle…

       Cependant le  titre rappelle celui, rimbaldien, des Derniers vers et chansons, Chanson de la plus haute Tour, dans laquelle le poète chante son "oisive jeunesse à tout asservie". Mais nous verrons que l'intertexte rimbaldien est éparpillé un peu partout chez Dylan.

       Les domestiques se déplacent pieds nus : eux aussi ne sont que des pions dans le jeu.

      Hendrix proposera une magistrale version de cette ballade dans Electric Ladyland. Jean-Marie Rous dans sa biographie Fils de vaudou, affirme, comme tant d’autres, que Dylan interpréta  ce morceau à la manière d'Hendrix (page I35). Neil Young le reprend parfois aussi sur scène, en proposant une version à la fois grunge, nirvanesque et hendrixienne, à base de guitares saturées, à défaut d'être magistrale (cf. sa prestation lors de la commémoration CBS des trente ans de carrière du "maître").

       Apollinaire se voyait en "guetteur mélancolique", et dans L'Amour fou, Breton écrivait "J'aimerais que ma vie ne laissât pas après elle d'autre murmure que celui d'une chanson de guetteur, d'une chanson pour tromper l'attente. Indépendamment de ce qui arrive, n'arrive pas, c'est l'attente qui est magnifique." N'est-ce pas applicable à All along the Watchtower ? R. Shelton commente ainsi cette chanson : "Des personnages archaïques. Un fou sage sorti de la cour du roi Lear" (op. cité, p.400).

       C'est effectivement l'une des chansons les plus shakespeariennes de D. La Tour de Guet est-elle une "forteresse vide" au sens où Bettelheim employait ce terme, une image de la schizophrénie latente de l'auteur ? "Il doit bien y avoir un moyen de sortir d'ici ! s'écrie le Joker, s'adressant au Voleur." Dans George Jackson, chanson engagée de 73, Dylan dira que certains d'entre nous sont prisonniers, d'autres gardiens, mais que ça ne change pas grand chose. "Avec All Along The Watchtower, Dylan a peut-être écrit la chanson rock la plus menaçante et de mauvaise augure qui soit" ("he may have written the most ominous rock song ever"), (Rolling Stone du 11.12.2003, p. 152).







The Ballad Of Frankie Lee And Judas Priest

      Drôle de ballade et drôle de personnage, ce Judas Prêtre, figurant sur l'un des albums les plus ambigus du poète, l'album du Retour, après la Chute (de moto...). C'est l'histoire  de deux amis, les meilleurs du monde

"Deux vrais amis vivaient au Monomotapa" prétendait le fabuliste

 et Dylan replique : "Well, Frankie Lee and Judas Priest they were the best of friends". Judas n'hésitait pas à prêter de l'argent (et des sommes importantes) à Frankie Lee quand il était dans le besoin :

"so when Frankie Lee needed money one day Judas quickly pulled out a roll of tens"

"L'un ne possédait rien qui n'appartint à l'autre "(Les Deux Amis, vers 2).

   Frankie Lee est un joueur invétéré (donc un personnage du blues), un errant, son père est décédé : "Are you Frankie Lee, the gambler, whose father is deceased ?"



Well, the moral of the story,
The moral of this song,
Is simply that one should never be
Where one does not belong.
So when you see your neighbor carryin' somethin',
Help him with his load,
And don't go mistaking Paradise
For that home across the road.





Drifter's Escape

     "Parabole transparente sur une personne piégée par un rôle, qui s'attend à une condamnation devant une foule hostile, quand presque par magie il est délivré du tribunal." (Shelton, p.383).



"Oh, help me in my weakness,"
I heard the drifter say,
As they carried him from the courtroom
And were taking him away.
"My trip hasn't been a pleasant one
And my time it isn't long,
And I still do not know
What it was that I've done wrong."



Reprises par Patti Smith et Jimi Hendrix (sur un posthume de 1997).





Dear Landlord



Dear landlord,
Please don't put a price on my soul.
My burden is heavy,
My dreams are beyond control.
When that steamboat whistle blows,
I'm gonna give you all I got to give,
And I do hope you receive it well,
Dependin' on the way you feel that you live.



      "Cher propriétaire terrien"... Un exploité (le narrateur) s'adresse à un exploiteur : il se sent tellement manipulé qu'il prétend que même ses rêves sont contrôlés, espionnés : c'est pour lui un lourd fardeau, cet  état des choses le fait souffrir.

     Mais c'est une chanson d'un autre âge : on n'entend plus la sirène des bateaux à vapeur. Or l’énonciateur, cette sorte de héros-victime, prétend que quand retentira cette sirène d'un autre âge, de bateau à aubes, il donnera à son maître tout ce qu'il possède. La scène a l'air de se dérouler au bord du Mississipi avant la guerre de Sécession. Ne dirait-on pas la plainte d'un serf, d'un esclave noir ? Il termine sa complainte en prévenant son maître que s'il le respecte il le respectera à son tour : sorte de contrat moral et social :

   "And if you don't underestimate me I won't underestimate you"

Et passera le temps du mépris. Une espèce de pacte moral, en somme, une étape à franchir, une évolution dans les rapports humains. Une belle partie de piano sur cette chanson grave et sobre. Mais la voix est un peu "hurléeeeee" : une prise supplémentaire eût été la bienvenue.







I Am a Lonesome Hobo

"Les quatre derniers vers sont lourdement moralisateurs" (Shelton, p.401).

Hobo

     Le mot désigne exactement un vagabond de chemin de fer, tous ces types SDF qui  s'accrochaient aux wagons et parcouraient le pays. "Railroad" revient souvent sous la plume de Dylan, "railroad gin", etc. Identification de l'énonciateur à un clodo solitaire, complètement démuni : "I'm a  lonesome hobo without family or friends".





I am a lonesome hobo
Without family or friends,
Where another man's life might begin,
That's exactly where mine ends.
I have tried my hand at bribery,
Blackmail and deceit,
And I've served time for ev'rything
'Cept beggin' on the street.



Cela rejoint l'amère constatation que trace Jean-Jacques Rousseau tout au début des Rêveries du promeneur solitaire : "Me voici donc seul sur la terre, sans parents, sans amis, sans autre société que moi-même." Déréliction de l'errance, considérée comme le malheur suprême, l'ultime déchéance : «  How does it feel, how does it feel,

 To be without home, like a complete unknown, like a rolling stone ?”

A la fois fascination et déréliction : le clochard est à la fois le Napoléon en haillons  et le  parfait inconnu.







I Pity The Poor Immigrant



I pity the poor immigrant
Who wishes he would've stayed home,
Who uses all his power to do evil
But in the end is always left so alone.
That man whom with his fingers cheats
And who lies with ev'ry breath,
Who passionately hates his life
And likewise, fears his death.



On a dû reprocher au chanteur son absence de commisération, stigmatiser sa sécheresse sur Like A Rolling Stone, et il a dû fortement culpabiliser pour qu’il en vienne à écrire une telle chanson. C’est en effet une chanson pleine de compassion, de fraternité, d’humanisme. « J’éprouve une grande pitié pour le pauvre immigrant qui aurait tant désiré pouvoir rester chez lui ». Michel Berger plus tard voudra « chanter pour ceux qui sont loin de chez eux » (c’est d’ailleurs le sens étymologique du mot « Métèque », « celui qui est loin de sa maison », terme qu’utilisaient les Athéniens, sans aucun mépris raciste ou xénophobe,  pour désigner les travailleurs étrangers qu’ils exploitaient au Pirée). Des images dures émaillent cette chanson : « Il bâtit sa ville avec son sang. »







Wicked Messenger (The)

      "There was a wicked messenger, from Eli he did come,

        With a mind that multiplied the smallest matter.

        When questioned who had sent for him, he answered with his thumb,

        For his tongue it could not speak but only flatter"

Drôle de texte et drôle de personnage, ce mauvais messager flagorneur, envoyé par Elie. Elie est un prophète biblique, l'ennemi de Jézabel (dont Dylan parle dans Tombstone Blues). Il s'éleva au ciel sur un char de feu. Le retour d'Elie, nous apprend le Robert 2, "fut annoncé par les prophètes pour les temps messianiques, si bien que dans le Nouveau Testament (Marc, VI,15, sqq.) certains prennent Jésus pour Elie."

"La ligne mélodique, bluesy, rugueuse, aux contours descendants, est l'une des plus inventives de l'album." (Shelton, p.402).

 
Oh, the leaves began to fallin'
And the seas began to part,
And the people that confronted him were many.
And he was told but these few words,
Which opened up his heart,
"If ye cannot bring good news, then don't bring any."



On relève aussi une allusion au partage des eaux de la Mer Rouge par Moïse au moment de la Sortie d’Egypte (l’Exode). Phénomène qui serait dû aux conséquences du raz-de-marée survenu au large de Santorin, dans la Mer Egée, disent les archéologues depuis quelques années. « And the seas began to part ».







Down Along The Cove



Down along the cove,
I spied my true love comin' my way.
Down along the cove,
I spied my true love comin' my way.
I say, "Lord, have mercy, mama,
It sure is good to see you comin' today."



Les deux dernières chansons annoncent Nashville Skyline. Ce sont de simples chansons d’amour, de calme retrouvé. L’énonciateur surveille son amie et affirme la force de son couple : « Everybody watching us go by knows we’re in love, yes they understand ». Le lyrisme s’est fait tout simple, presque plat.







I’ll Be Your Baby Tonight



Let me in here, I know I've been here,
Let me into your heart.
Let me know you, let me show you,
Let me roll it to you.
All I have is yours,
All you see is mine
And I'm glad to have you in my arms,
I'd have you any time.



Simple chanson d’amour. « Ferme les yeux, ferme la porte, éteins la lumière… ». On a envie de lui dire, à l’instar de Paul Géraldy : Baisse un peu l’abat-jour !

« Cet oiseau moqueur va aller appareiller ailleurs ». Le vocabulaire maritime appliqué à un oiseau est assez marrant. Façon de dire : ce merle commence à me bassiner sérieusement ! Comme dit Flaubert dans sa correspondance : « Le rossignol a encore gueulé toute la nuit ! »




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